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Livre des sources médiévales:

Les Marchands Fabriquans de bas se plaignent de la fuite des ouvriers (1761)


Ce document est intitulé originalement "Mémoire pour le Corps des Marchands Fabriquans de Bas de la Ville de Nismes". Il fait état de la fuite d'ouvriers français pour fabriquer des bas à l'étranger. La cause de cette émigration est due a deux causes essentielles, selon cette corporation : "la cherté excessive des métiers et le manque de travail":
Les Fabriquans de Bas de la Ville de Nismes prirent la liberté d'exposer et de démontrer par un Mémoire imprimé sur la fin de l'année 1758, les funestes effets qui se faisoient dehors sentir de la disposition de l'Arrêt du Conseil du 9 février, qui permet l'exporation des Mêtiers à faire des Bas, non-seulement dans les Provinces de l'intérieur du Royaume, mais encore dans les Païs étrangers.

Les Exposans viennent de découvrir que certains Négocians de Genève, à la faveur de cet Arrêt, ont fait acheter en secret et à haut prix par leurs Emissaires plus de 200 Métiers fins et superfins, dont onze ont déjà été expédiés; que ces mêmes Emissaires ont commis à plusieurs Serruriers environ 300 Fontures à platines, et débauchent par des promesses fort avantageuses tous les Ouvriers à faire des Bas.

La même manoeuvre se pratique à Lyon, suivant les avis que les Fabriquants de Bas de cette Ville ont donné aux Exposans, en les sollicitant de se joindre à eux pour faire de très humbles représentations sur un objet aussi serieux qu'intéressant pour le bien de l'Etat et du Commerce.

Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il est déjà parti plusieurs Ouvriers connus de la seule Ville de Nismes qui doivent être traduits en Russie, et suivre la même destination que les Mêtiers, et Fontures à platines qu'on a enlevés ou commis; en sorte que l'émigrassion des Ouvriers et l'enlèvement des Mêtiers ne peuvent qu'opérer un vuide irréparable dans les Fabriques et le Commerce des Bas des principales Villes du Royaume.

En effet la spéculation de la Russie, ou de telle autre Puissance du Nord, est sans difficulté des plus utiles pour cette nation, et des plus désavantageuses pour la nôtre, ainsi qu'on va le démontrer par un calcul très-exact.

Il se consomme en Russie au-delà du tiers des Bas qui sortent des Fabriques de Paris, Lyon et Nismes; les droits qui sont perçûs sur chaque paire de Bas à leur entrée en Russie ou en Moscovie sont fixés à 5 livres argent de France: 5 livres. La voiture et frais jusqu'à Dantzic, les Nolis et Assurances de ce Port jusqu'à Petersbourg : 15 sols. En joignant à ces frais la façon d'une paire de Bas fins faite à Nismes : 2 livres 15 sols. Total : 8 livres 10 sols

Pour faire juger de la différence du bénéfice économique qu’il y a à faire en Russie sur chaque paire de Bas, on observe que le fabriquant, favorisé par le gouvernement qui a en vue d’établir le commerce en cette partie, est dispensé de payer des droits d’entrée sur la matière qu’il tire d’Italie, d’Espagne, et peut-être même de France; de manière qu’il n’est exposé à payer que le seul Nolis ou Assurance qui revient pour une paire de Bas à 10 sols. On donnera à l’ouvrier pour sa façon : 6 livres. Le fabriquant Russien aura conséquemment un profit clair et net de 2 livres au-dessus des Bas de France. Total : 8 livres 10sols

Il est hors de doute que la cherté excessive des Métiers et le manque de travail ne déterminent pas les Ouvriers Français à vaincre la répugnance qu’ils pourroient avoir de passer dans un climat aussi rude que celui de la Russie ; tout cede aux loix de la nécessité, l’homme fuit et craint la misère, rien ne lui coûte quand il est assuré de se procurer, par son travail et ses talents, les besoins et les commodités de la vie, qu’il ne sçauroit trouver dans sa Patrie ; il ne restera donc que ceux à qui l’âge avancé ne permettra pas d’entreprendre un voyage de long cours.

La désertion des Ouvriers, et l’enlevement des Métiers entraineront la fuite de tout ce qui est analogue aux Fabriques de Bas, comme Serruriers, Teinturiers, Monteurs, Ovaleurs, Devideuses, Brodeuses, etc. Ce qui se passe actuellement doit amener les choses à cette triste catastrophe, si l’autorité suprême n’arrête le mal qui se fait sentir, et dont les suites sont si fort à craindre.

Quelque soumission que les Exposans ayent pour les loix du Souverain, ils espèrent de sa bonté qu’il ne désaprouvera pas les très-respectueuses représentations qu’ils prenent la liberté de faire sur les dangereuses conséquences de l’Arrêt du Conseil du 9 fevrier 1758.

Le Conseil n’a sans doute eû d’autre vue que l’intérêt de l’Etat et du Commerce, en permettant la sortie et l’exportation des Métiers à faire des Bas hors du Royaume; néanmoins l’expérience qui prévaut à la speculation, nous démontre d’une manière frappante et bien sensible que cette liberté a produit un effet tout contraire : ce Tribunal a pû envisager, en termes génériques et sans distinction, comme main d’oeuvre les Métiers à faire des Bas, dont le produit de la vente chez l’Etranger pouvoit être avantageux au Commerce du Royaume.

Quoique ces sortes de Métiers puissent être regardés comme une main d’oeuvre première, il ne s’ensuit pas que leur conformation soit, à beaucoup près, aussi intéressante pour l’Etat que celle du Commerce des Bas, qui en sont le produit, et qui doit faire notre objet principal. On ne doit point se flâter qu’il soit aisé de remplacer les Métiers vendus : pour adopter se sistème, il faudroit ignorer qu’un Ouvrier employe plus de six mois pour en construire un, en dresser les piéces, et le mettre en état de perfection, encore n’est-ce qu’avec le secours du Monteur. En sorte qu’un Souverain qui auroit l’intention de former en peu de temps une Fabrique de Bas, et peupler ses Etats, n’auroit d’autre expedient à prendre, qu’à sacrifier quatre ou cinq millions, pour enlever tout à la fois, et à tout prix, la majeure partie de nos métiers. Il seroit sûr de remplir son projet, la loi vivante du Royaume ne lui oposeroit aucun obstacle; les Ouvriers de toute espèce, attachés à cette Fabrique, seroient nécessités de suivre les Métiers; le Royaume perdroit sans ressource des Citoyens, des Artistes, des Sujets, des Négocians, et des Soldats, et tous les Pays qui se pourvoyent de Bas de France, pourroient absolument s’en passer, et par la suite des tems nous fournir à nous-même la marchandise qu’ils étoient obligés de venir prendre chez nous.

Ce n’est pas ici une déclamation vaine et chimerique; le mal est réel, il est connu, il s’agit d’y apporter un prompt remède, pour en arrêter les progrès. Les Exposans n’en voyent pas d’autre que celui d’en détruire la cause dans son principe, en revoquant l’Arrêt du Conseil du 9 fevrier 1758, qui autorise et permet l’exportation des Métiers hors du Royaume, comme le seul moyen de fixer les Ouvrier dans le sein de leur patrie, par l’assurance qu’ils auront de trouver un travail continu et permanent, et pour prévenir la chûte et la ruine entière des Fabriques et du Commerce des Bas.

Sindics : TRUCHAUD, LOUIS VALZ, PIERRE LOMBARD, BARON.

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A NISMES, chez A. A. Belle, Imprimeur-Libraire près le Palais. Ce 17. février 1761.

 

Source: Archives Départementales de l'Hérault, Série C, liasse n° 2646. Auteur de la transcription : Sidonie LAMEYRE, 611 Grande Rue, 34980 SAINT-GÉLY-DU-FESC (France)

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