Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu à
nos fils bien-aimés les nobles hommes, comtes et barons et à
tous les habitants des provinces de Narbonne, Embrun, Aix et Vienne, salut
et bénédiction apostolique.
Nous venons d'apprendre un événement cruel qui va mettre
en deuil l'Eglise tout entière: frère Pierre de Castelnau,
de sainte mémoire, moine et prêtre, qui parmi les hommes vertueux
se faisait remarquer par sa conduite, son savoir et sa bonne réputation,
avait été envoyé par nous avec d'autres dans le midi
de la France pour y prêcher la paix et affermir la foi. Dans la tâche
qui lui était confiée, il avait réussi d'une façon
digne d'éloges et ne cessait d'y réussir. En vérité,
c'est à l'école du Christ qu'il avait appris tout ce qu'il
prêchait: il était capable d'exhorter le fidèle selon
la sainte doctrine et de réfuter les contradicteurs: il était
toujours prêt à rendre raison à quiconque l'interrogeait
car c'était un homme de foi catholique, de science juridique et de
parole éloquente.
Mais le Diable suscita contre lui son ministre ... le Comte de Toulouse.
Celui-ci, à cause des grands et nombreux excès qu'il avait
commis contre Dieu et contre l'Eglise avait souvent encouru la censure
ecclésiastique et souvent il s'était fait absoudre après
un simulacre de repentir en homme qu'il était rempli de souplesse
astucieuse et d'insaisissable inconstance. Comme il était incapable
de réfréner la haine qu'il avait conçu contre frère
Pierre dont la bouche ne gardait point enfermée la parole de Dieu
pour exercer la vengeance sur les nations et répandre les châtiments
sur les peuples, poussé en outre par une rage d'autant plus vive qu'il
méritait d'être plus fortement réprimandé pour
ses crimes, il convoqua à Saint-Gilles le dit frère Pierre
et son collègue, légats du siège apostolique, promettant
de donner sur tous les points qui lui étaient reprochés un
entière satisfaction. Les légats une fois arrivés dans
cette ville, le Comte de Toulouse se montra à leur égard
tantôt docile et sincère dans ses promesses d'exécuter
les ordres qui lui étaient donnés pour son bien, tantôt
fourbe et obstiné dans son refus de s'y soumettre. Lorsque les
légats décidèrent de se retirer, il les menaça
publiquement de mort: il déclara que leur départ, qu'il se
fit par terre ou par eau, serait par lui avec soin épié, et
aussitôt passant des paroles aux actes, il dressa un guet-apens et
y envoya ses complices.
Sourd aux prières de l'Abbé de Saint-Gilles, et aux instances
des consuls et des bourgeois qui essayaient vainement de calmer sa fureur,
il les vit d'un mauvais oeil conduire malgré lui les légats
avec une escorte armée jusqu'au bord du Rhône. A la nuit tombante,
les légats s'arrêtèrent pour se reposer sans s'apercevoir
que des satellites du comte se tenaient auprès d'eux, et comme la
suite l'a prouvé, cherchaient à répandre leur sang.
Le lendemain, quand le jour fut levé et la messe
célébrée comme de coutume, les vertueux chevaliers du
Christ se disposaient à traverser le fleuve quand l'un des susdits
satellites de Satan, brandissant sa lance, blessa par derrière entre
les côtes ledit Pierre, lequel appuyé fortement sur le Christ
comme sur un roc inébranlable, ne s'attendait pas à une pareille
trahison. Il regarda pieusement son impie agresseur et, suivant l'exemple
de son Maître Jésus-Christ et du bienheureux Etienne, il dit:
"Que Dieu te pardonne comme moi je t'ai pardonné": il redit à
plusieurs reprises ces paroles pieuses et résignées, puis l'espoir
du ciel lui fit oublier la douleur de la blessure qui le traversait: il continua,
pendant que s'approchait le moment de son précieux trépas à
régler avec ses compagnons les mesures destinées à
promouvoir la paix et la foi et, par plusieurs reprises, il finit par s'endormir
bienheureusement dans le Seigneur.
La Paix et la Foi ! C'est la plus noble cause pour souffrir le martyre:
c'est pour elle que frère Pierre a versé son sang. Aussi
d'éclatants miracles auraient déjà glorifié sa
mort, nous en sommes convaincus, sans la présence de ces incrédules,
pareils à ceux dont parle l'Evangile: "Jésus ne fit pas beaucoup
de miracles en ce lieu à cause de leur incrédulité".
Quoique le miracle des langues fut destiné aux incrédules et
non aux croyants, cependant quand notre Sauveur parut devant Hérode
(qui au témoignage de Saint-Luc éprouva à sa vue une
grande joie parce qu'il espérait lui voir opérer quelque prodige),
il ne daigna ni faire de miracle ni répondre à celui qui
l'interrogeait, sachant qu'en fait de prodige Hérode cherchait à
satisfaire, non le besoin de croire mais la recherche de sa vanité.
Si donc cette génération dépravée et perverse
n'est pas digne de recevoir de si tôt, comme peut-être elle le
cherche, de cet homme qu'elle a fait son martyr le signe qu'elle attend,
quant à nous, nous estimons utile qu'un seul soit mort pour
l'empêcher de périr tout entière, elle que la contagion
de l'hérésie avait contaminée et qui pourra être
ramenée de son erreur, mieux par l'appel du sang que par les discours
de sa victime. Tel est l'antique artifice de Jésus-Christ, le merveilleux
stratagème employé par notre Sauveur: quand on le croit vaincu
dans la personne des siens, c'est alors qu'il remporte sur eux sa plus forte
victoire, et en vertu de ce même pouvoir par lequel en mourant il a
vaincu la mort, il l'emporte en la personne de ses serviteurs sur ceux qui
croyaient l'avoir emporté sur eux. Si le grain de blé qui tombe
dans le sillon ne meurt pas, il reste seul: mais si au contraire il meurt,
il porte beaucoup de fruit. De la mort de ce grain très fécond,
nous avons le ferme espoir de voir sortir une riche moisson pour l'Eglise
du Christ, car celui-là serait obstinément cruel et cruellement
obstiné dont l'âme ne serait pas traversé par un tel
glaive.
Le sang de la victime aura, nous n'en doutons pas, une efficacité
telle que l'oeuvre de la sainte prédication qu'il avait inauguré
dans le midi de la France et pour laquelle il est descendu dans la corruption
recevra de Dieu le développement désiré. C'est pourquoi
nous estimons devoir avertir et exhorter avec soin nos vénérables
frères les archevêques de Narbonne, d'Arles, d'Ambrun, d'Aix
et de Vienne ainsi que leur suffragants, et nous leur ordonnons fermement
de par le Saint-Esprit et en vertu de l'obéissance qu'ils nous doivent
d'arroser et faire germer par leurs prédications la parole de paix
et de foi semée par le défunt. Qu'ils travaillent avec un
zèle infatigable à combattre la dépravation
hérétique et à fortifier la foi catholique, à
déraciner les vices et à planter les vertus. Qu'au nom de Dieu
le Père tout Puissant et du Fils et du Saint-Esprit, par l'autorité
des Saints-Apôtres Pierre et Paul et par la notre, dans tous les
diocèses, ils déclarent excommuniés et anathèmes
le meurtrier du serviteur de Dieu et tous ceux qui ont conseillé,
favorisé et aidé son crime. Qu'ils aillent en personne jeter
l'interdit sur tous les lieux où se réfugieront les coupables.
Que cette condamnation soit solennellement renouvelée les dimanches
et jours de fête au son de cloches et à la lueur des cierges,
jusqu'à ce que le meurtrier et ses complices se présentent
au Siège Apostolique et méritent par une satisfaction convenable
d'obtenir l'absolution.
A tous ceux par contre qui, animés par le zèle de la foi
catholique pour venger le sang du juste qui élève de la terre
au ciel un appel incessant jusqu'à ce que le Dieu des vengeances descende
du ciel sur la terre pour la confusion des corrupteurs et des corrompus,
à tous ceux donc qui prendront vaillament les armes contre ces
pestiférés, ennemis de la vraie foi tout ensemble et de la
paix, que les susdits archevêques et évêques garantissent
l'indulgence accordée par Dieu et son Vicaire pour la rémission
de leurs péchés, et qu'une pareille entreprise suffise à
tenir lieu de satisfaction pour les fautes, celles du moins dont une réelle
contribution de coeur et une sincère confession de bouche seront offertes
au Dieu de Vérité. Ces pestiférés, en effet,
ne se contentent plus de viser à la destruction de nos biens, ils
cherchent à machiner la perte de nos personnes: non seulement ils
aiguisent leurs langues, pour ruiner les âmes, mais ils étendent
leurs mains pour prendre les corps; ils pervertissent les âmes et
détruisent les corps.
Quant au Comte de Toulouse, déjà frappé
d'anathème pour des fautes graves et nombreuses qu'il serait trop
long d'énumérer, sa responsabilité dans le meurtre du
saint homme ressort d'indices certains: non seulement il l'a publiquement
menacé de mort et a dressé un guet-apens contre lui, mais encore
il a, dit-on, reçu dans son intimité le meurtrier et lui a
donné une forte récompense, sans parler d'autres présomptions
qui nous sont clairement apparues. Qu'il soit donc publiquement
déclaré anathème pour ce nouveau motif également
par les susdits archevêques et évêques. Et, comme selon
les canons des saints pères, on ne doit plus garder la
fidélité envers celui qui n'a pas gardé sa
fidélité envers Dieu et qui est isolé de la communion
des fidèles comme un homme à éviter plutôt qu'à
fréquenter, que tous ceux qui sont liés audit comte par un
serment de fidélité, d'association ou d'alliance soient
déclarés par notre autorité apostolique relevés
de ce serment. Qu'il soit permis à tout catholique, sous réserve
des droits du seigneur principal, non seulement de combattre le comte en
personne, mais encore d'occuper et de conserver ses biens , afin que la sagesse
d'un nouveau possesseur purge cette terre de l'hérésie dont
par la faute du comte elle a été jusqu'ici honteusement
souillée: il convient, en effet, que toutes les mains se lèvent
contre celui dont la main s'est levée contre tous, et si ce tourment
ne lui donne pas l'intelligence, nous aurons soin d'appesantir davantage
nos mains sur lui. Par contre, s'il s'engage à donner satisfaction,
il conviendra indubitablement qu'il fournisse d'abord les gages suivants
de son repentir: qu'il consacre toutes ses forces à expulser les
hérétiques et qu'il se hâte d'adhérer à
une paix universelle: c'est surtout, en effet, parce que sa culpabilité
a été établie sur ces deux points que la censure
ecclésiastique a été prononcée contre lui. Et
pourtant, si le Seigneur voulait tenir compte de toutes ses iniquités,
il ne pourrait guère donner de satisfaction suffisante, non seulement
pour lui-même, mais encore pour la foule des autres qu'il a
entraînés dans le piège de la damnation.
Selon la parole de vérité, il ne faut pas craindre ceux
qui tuent le corps, mais bien celui qui peut envoyer le corps et l'âme
en enfer. Aussi nous mettons notre confiance et notre espoir dans celui qui
ressuscita le troisième jour afin de libérer ses fidèles
de la crainte de la mort pour que la mort du susdit serviteur de Dieu, loin
d'effrayer notre vénérable frère l'évêque
de Couserans ou notre aimé fils, l'Abbé de Citeaux, légats
du Siège Apostolique, et les autres fidèles catholiques, excite
au contraire leur ardeur: qu'ils suivent l'exemple de celui qui a eu le bonheur
de gagner la vie éternelle au prix d'une mort temporelle: qu'ils ne
craignent pas d'exposer au besoin dans un si glorieux combat leur vie pour
le Christ. C'est pourquoi nous estimons devoir conseiller et commander aux
archevêques et évêques susdits, corroborant nos prières
par nos ordres et nos ordres par nos prières, de tenir scrupuleusement
compte des avis et commandements salutaires de nos légats et de collaborer
avec eux comme de vaillants frères d'armes dans tout ce que ceux-ci
leur enjoindront. Nous ordonnons, sachez-le, de respecter et d'exécuter
inviolablement toute sentence que nos légats prononceraient contre
les rebelles ou même contre des nonchalants.
En avant, chevaliers du Christ ! En avant, courageuses recrues de
l'armée chrétienne ! Que l'universel cri de douleur de la sainte
Eglise vous entraîne ! Qu'un zèle pieux vous enflamme pour venger
une si grande offense faite à votre Dieu ! Souvenez-vous que votre
Créateur n'avait nul besoin de vous quand il vous créa. Mais,
bien qu'il puisse se passer de votre concours, néanmoins, comme si
votre aide lui permettait d'agir avec plus d'efficacité, comme si
votre carence affaiblissait sa Toute-Puissance, il vous donne aujourd'hui
l'occasion de le servir d'une manière qui soit digne de lui. Depuis
le meurtre de ce juste, l'Eglise de ce pays reste sans consolateur, assise
dans la tristesse et dans les larmes. La foi, dit-on, s'en est allée,
la paix est morte, la peste hérétique et la rage guerrière
ont pris des forces nouvelles: la barque de l'Eglise est exposée à
un naufrage total si dans cette tempête inouïe on ne lui apporte
un puissant secours. C'est pourquoi nous vous prions de bien entendre nos
avertissements, nous vous exhortons avec bienveillance, nous vous enjoignons
avec confiance au nom du Christ, devant un tel péril nous vous promettons
la rémission de vos péchés afin que sans tarder vous
portiez remède à de si grands dangers. Efforcez-vous de pacifier
ces populations au nom du Dieu de paix et d'amour. Appliquez-vous à
détruire l'hérésie par tous les moyens que Dieu vous
inspirera. Avec plus d'assurance encore que les Sarrasins car ils sont plus
dangereux, combattez les hérétiques d'une main puissante et
d'un bras étendu. Pour ce qui est du comte de Toulouse qui semble
avoir fait un pacte avec la mort et ne pas songer à la sienne, si
par hasard le tourment lui donne l'intelligence et si son visage, couvert
d'ignominie commence à demander le nom de Dieu, continuer à
faire peser sur lui la menace jusqu'à ce qu'il nous donne satisfaction,
à nous, à l'Eglise et à Dieu. Chassez-le, lui et ses
complices, des tentes du Seigneur. Dépouillez-les de leurs terres
afin que les habitants catholiques y soient substitués aux
hérétiques éliminés et, conformément à
la discipline de la foi orthodoxe qui est la votre, servent en présence
de Dieu dans la sainteté et dans la justice.
Donné au Latran, le six des Ides de Mars, l'an II de notre
pontificat.
Sources: "Histoire Albigeoise" nouvelle traduction (de l'Historia Albigensis
de Pierre des Vaux-de-Cernay), par Pascal Guébin et Henri Maisonneuve,
Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1951, pages 25 à 32.
Livre des sources médiévales: [xyxy]: text sources from the now defunct Arisitum website. Contact Paul Halsall, halsall@murray.fordham.edu if any text is here improperly.