Les documents
faux
(Notes tirées du "Manuel de Diplomatique" de A. GIRY, Paris, Librairie
Hachette et Cie, 1894, pages 12, et 863 à 887)
Les règles de la critique diplomatique ont en grande partie pour objet
de permettre de distinguer les actes authentiques des actes apocryphes.
Pour opérer ce triage, il faut :
- étudier les documents dont l'authenticité ne saurait donner
de prise au doute;
- multiplier sur ces textes les observations;
- montrer l'application des procédés de la critique aux actes
supects d'altération ou de fausseté;
- rechercher quels ont été les procédés et les
mobiles des faussaires;
- examiner si tout document faux doit être absolument retranché
du nombre des sources historiques, et s'il n'y en a pas où l'histoire
puisse encore trouver des indications utiles.
Entre les documents faux, il est juste d'établir des distinctions
fondées sur leur nature et sur les circonstances dans lesquelles ils
se sont produits. C'est ce que nous allons voir
Copies figurées
On a souvent désigné comme faux, mais abusivement, des documents
dont l'aspect général est celui d'originaux, mais qui ne sont
que des copies dont le scribe s'est efforcé de reproduire l'écriture
et les disposition de l'original. Ce sont des copies figurées.
Lorsque ces transcriptions sont à peu près contemporaines des
actes qu'elles reproduisent, et faites avec habileté, elles se confondent
facilement avec les originaux, dont il importe cependant de les distinguer,
car elles sont toujours suspectes d'altérations ou même
d'interpolations. Le caractère qui les fait le plus ordinairement
et le plus facilement reconnaître est l'absence de signes de validation;
mais ce n'est pas un indice absolument sûr, car il est arrivé
que les copistes ont reproduit en les imitant les souscriptions, les monogrammes,
les paraphes, et même pratiqué au bas de l'acte les incisions
qui, dans l'original, marquaient la place du sceau. On ne peut être
assuré d'éviter des méprises que par une étude
attentive et minutieuse des écritures et de tous les usages des
chancelleries.
Actes subreptices
Il y a eu dans toutes les chancelleries, à certaines époques,
des agents accessibles à la corruption, qui ont abusé de leur
situation pour faire insérer par surprise dans certains documents
des clauses subreptices, ou même qui ont réussi à faire
authentiquer frauduleusement et à l'insu de ceux qui étaient
censés les avoir faits, certains documents contraires à toutes
règles ou rédigés en violation des lois. Souvent des
pratiques de falsification se sont mêlées à ces fourberies.
Les formalités de contrôle, que ne cessaient de multiplier les
règlements de chancellerie, et les solemnités dont l'apposition
du sceau était partout entourée avaient pour objet de
prévenir ce genre de fraudes; elles furent impuissantes cependant
à l'empêcher jamais tout à fait.
La chancellerie pontificale, dispensatrice de tant de faveurs, est l'une
de celle qui malgré le luxe de précautions dont la confection
des lettres apostoliques y étaient entourée, paraît avoir
expédié le plus de documents subreptices.
Pour exemple, nous citerons l'affaire que raconte le strasbourgeois Jean
Burchard dans son journal (Diarium) en septembre 1489 : un
écrivain apostolique, un notaire de la chambre apostolique, un clerc
du registre et le procureur de la pénitencerie furent condamnés
à mort et exécutés. En voici la raison :
Ils s'enquéraient des suppliques adressées au pape, s'abouchaient
avec les solliciteurs, convenaient du prix, et faisaient ensuite expédier
en bonne forme des faveurs sans conséquence et d'obtention aisée,
mais dont ils avaient eu soin d'écrire une partie de la teneur avec
une encre spéciale, facile à effacer.
La bulle scellée, ils en faisaient disparaître cette écriture
par un lavage, la remplaçaient par des dispositions nouvelles,
écrites cette fois de bonne encre, modifiaient le chiffre de la taxe,
et délivraient aux parties des lettres dont tous les signes
d'authenticité étaient véritables et dont il était
dès lors bien difficile d'établir la fausseté.
Burchard évalue à 50 ou environ le nombre de bulles aisni
falsifiées : dispenses à des moines mendiants pour recevoir
des bénéfices, unions de bénéfices à des
menses abbatiales, autorisation de garder sa femme à un prêtre
marié du diocèse de Rouen, etc.
On trouve dans les textes, jusqu'à l'époque moderne, de
fréquentes mentions de documents subreptices. Dans les actes des rois
de France, il n'est pas rare de voir figurer depuis le XIVe siècle,
parmi les formules finales, une clause de dérogation qui y est relative;
elle est généralement conçue en ces termes :
nonobstantibus quibuscumque litteris subrepticiis impetratis in contrarius
vel etiam impetrandis.
La critique peut discerner les documents de cette espèce lorsqu'il
s'y mêle des falsifications du genre de celle qui a été
signalée plus haut, ou encore lorsque la fraude est évidente,
mais la plupart des actes subreptices échappent nécessairement
à son action, lorsque aucun témoignage extérieur ne
vient l'avertir.
Rien n'est plus difficile que de prouver la subreption; les allégations
des contemporains où les décisions judiciaires n'y suffisent
même pas toujours, car il n'est pas sans exemple que l'intérêt
politique ou d'autres influences aient fait déclarer subreptices des
actes régulièrement expédiés et parfaitement
authentiques.
Actes récrits
Les reconstitutions de titres faites sans intention de fraude pour réparer
les pertes des archives ont été extrêmement nombreuses,
surtout pendant la première partie du moyen âge et jusqu'à
la fin du XIe siècle.
Bien qu'il existât des moyens légaux de renouveler les titres
détruits, il ne semble pas que les réfections librement faites,
sans intervention de l'autorité publique et qui se donnaient l'apparence
d'originaux, aient été considérées comme absolument
illégitimes, et soient tombées sous le coup des lois en
matière de faux.
Beaucoup de ces documents, rédigés d'après d'anciennes
mentions qui rapportaient une partie de la teneur des textes perdus, copiés
pour le reste sur de bons modèles (formules ou actes authentiques)
et à une époque assez voisine de la date des actes à
reconstituer, ont été assez habilement faits pour passer pour
des originaux, même à des yeux exercés, ou du moins pour
se sauver par une apparence d'authenticité.
La critique en est particulièrement délicate lorsque, le
prétendu original ayant disparu, elle ne peut plus se prendre aux
caractères extérieurs et doit s'exercer exclusivement sur les
termes de la teneur.
Mais le plus souvent les bons matériaux faisaient défaut pour
ces reconstitutions. Le rédacteur opérait sur des traditions
anciennes plus ou moins altérées, sinon fausses; il utilisait
les renseignements que pouvaient lui fournir les sources narratives, vies
des Saints, annales ou chroniques; il ne résistait pas aux suggestions
de la vanité, qui le poussaient à insérer hors de propos
dans ses compositions, et à y développer sans mesure des traits,
qui ne se rencontrent jamais dans les actes sincères, mais qu'il jugeait
avantageux à son église ou à son couvent; le même
sentiment le poussait à substituer aux formules vagues et aux
réserves circonspectes en usage dans les chancelleries des affirmations
catégoriques; enfin, malgré ses préoccupations
d'archaïsme, il ne manquait guère de se trahir par des anachronismes
: expressions nouvelles, allusions à des institutions de son temps,
formalités diplomatiques récentes, etc.
Il suit de là que, pour faire la critique de documents de cette
espèce, - et cela s'applique du reste aussi bien aux actes
complètement faux qu'aux actes récrits -, les moyens
d'investigation les plus sûrs sont la recherche des sources et celles
des anachronismes. Nous laissons de côté la critique
paléographique qui n'est possible que dans les cas assez rares où
les prétendus originaux se sont conservés.
Un trait auquel on peut reconnaître presque toujours les documents
faux, c'est qu'ils n'apprennent rien qu'on ne puisse aussi bien trouver ailleurs.
Les faussaires, le plus souvent, n'ont pas assez d'imagination pour inventer,
ils se bornent à compiler, et il suffit de soumettre leurs productions
à une analyse rigoureuse pour en retrouver tous les éléments
dans des textes connus d'ailleurs.
Quant aux anachronismes, il est sans exemple qu'un faussaire, si instruit,
si soigneux, si habile qu'on le suppose, ait pu y échapper. Presque
nécessairement, il lui arrivait de donner aux noms propres les formes
usitées de son temps plutôt que les formes anciennes, d'ajouter
aux noms de personne les titres et qualités requis par l'étiquette
qu'il était habitué à observer, de faire quelque allusion
aux institutions au milieu desquelles il vivait, d'employer le formulaire
en usage à son époque, et surtout de mentionner des garanties
ou des signes de validation dans les formes auxquelles il était
accoutumé.
Sans valeur pour l'époque à laquelle ils sont attribués,
de tels documents doivent être considérés comme des notices
historiques plus ou moins habilement composées, à l'égard
desquelles par conséquent il appartient à la critique de
procéder comme elle procède à l'égard des chroniques.
Ils sont ce que seraient des chroniques composées dans les mêmes
circonstances. Au lieu de les rejeter absolument comme de la fausse monnaie
historique, il faut en séparer les éléments par la critique,
et assigner l'emploi de chacun d'après le temps auquel il se rapporte.
Les guerres, les invasions, les incendies, la négligence, ont causé
la perte de nombre de documents, de titres, de privilèges, dont la
tradition, des témoignages, voire des analyses ou des mentions
conservaient seuls le souvenir. Les établissements religieux d'ancienne
fondation s'appliquèrent souvent à réparer les pertes
de cette nature qu'ils avaient subies, soit lorsqu'un temps de tranquillité
leur en laissait le loisir, soit lorsqu'un abbé soigneux entreprenait
de mettre de l'ordre dans l'administration domaniale, soit plus souvent lorsqu'un
procès, des revendications, des empiétements rendaient
nécessaire la production de leurs titres.
Par exemple, on sait que les invasions du IXe siècle furent l'occasion
de calamités effroyables dont les établissements
ecclésiastiques furent les principales victimes. La plupart des
églises de la Gaule furent alors saccagées, renversées
ou livrées aux flammes, puis désertées pendant un temps
par leurs moines, que les récits contemporains nous montrent errants
de refuge en refuge et réduits à une condition quasi nomade.
On devine ce que fut en ces conjonctures le sort des archives ! Quand, au
cours du Xe siècle, l'ordre se fut un peu rétabli, lorsque
les religieux, réinstallés dans leurs monastères
reconstruits, purent songer à remettre de l'ordre dans leurs affaires,
ils s'occupèrent à reconstituer leurs chartrier et à
en combler les lacunes.
C'était la première précaution à prendre pour
étayer de titres la propriété des biens qui leur restaient,
pour se mettre en mesure de revendiquer ceux dont les désordres de
l'époque précédente et l'abandon où ils les avaient
laissaient avaient favorisé l'usurpation, pour maintenir les droits,
les prérogatives, les privilèges dont ils voulaient continuer
à jouir, pour se défendre enfin contre les convoitises des
seigneurs féodaux. Un grand nombre d'actes soi-disant mérovingiens
ou carolingiens furent refaits dans ces conditions du Xe au XIe siècle.
Il faut citer parmi les plus célèbres un prétendu
diplôme de Childebert Ier, de 558, qui a longtemps passé pour
l'acte original de la fondation de l'abbaye de Saint-Germain-des-Près,
et dont Jules Quicherat a montré l'origine par une discussion critique
admirablement conduite et qui ne laisse subsister aucun doute dans l'esprit
du lecteur (Jules Quicherat, Critique des deux plus anciennes chartes de
l'abbaye de Saint-Germain-des-Près, publié dans "Bibliothèque
de l’École des Chartes", 6e série, tome I (1864-1865), pages
513 à 555).
Deux fois saccagée par les Normands au IXe siècle, l'abbaye
avait perdu son titre fondamental et ne possédait plus sur les
circonstances de sa fondation que des traditions douteuses que recueillit
à la fin du même siècle un religieux du nom de Gislemar
pour écrire une vie de Saint Droctovée, le premier abbé.
Ce fut cette vie qui servit de modèle au moine qui entreprit de
reconstituer le diplôme du roi Childebert.
Les documents mérovingiens de cette espèce sont nombreux. Ceux
de l'époque carolingienne n'ont pas échappé davantage
à ce travail de réfection; mais comme du IXe au XIe siècle
le style diplomatique, les institutions et les usages avaient subi des
modifications moins profondes, comme les bons modèles à imiter
se trouvaient en plus grand nombre à la portée des faussaires,
il est souvent plus difficile de les démasquer.
Le XIe siècle n'est pas le dernier où l'on ait procédé
ainsi à des reconstitutions de titres perdus; néanmoins, les
exemples postérieurs sont beaucoup plus rares. D'une part, en effet,
la perte ou la destruction de titres ne furent plus, après le
bouleversement général causé par les invasions normandes,
que des accidents isolés, et d'autre part la notion juridique longtemps
assez indécise de l’authenticité des actes se précisa
au cours du XIIe siècle. Cependant, au XIIIe siècle encore,
les religieux de l'ordre de Grandmont, qui s'étaient montrés
jusqu'alors fort peu soucieux de la conservation de leurs titres de fondation
et de dotation, n'employèrent pas un autre moyen pour réparer,
fort maladroitement du reste, les pertes de leurs chartriers.
Actes faux
Si parmi les pièces apocryphes il est une catégorie d'actes
qui se justifient en quelque manière par leur origine et les intentions
de leurs auteurs, il y a un nombre beaucoup plus considérable de documents
qui constituent purement et simplement des faux.
Entre ces faux cependant, il y a lieu d'établir des distinctions utiles
à la critique, fondées sur
- les mobiles des faussaires,
- la nature des faux,
- leurs dates.
Un grand nombre n'ont eu d'autre mobile que la vanité. Dans les
églises et les abbayes, ce sentiment a produit des documents tels
que des privilèges pompeux, rédigés au nom de leurs
fondateurs, de bienfaiteurs illustres, et surtout des plus célèbres
d'entre les souverains: Clovis, le grand roi Dagobert, Charlemagne, ont joui,
à ce point de vue, d'une remarquable popularité. La plus grande
partie des faux de cette espèce sont fort anciens et par là
demeurent intéressants.
Il faut faire une catégorie spéciale des documents fabriqués
dans un intérêt généalogique, car si beaucoup
d'entre eux n'ont eu d'autre objet que de flatter l'orgueil de familles
souveraines ou les préjugés aristocratiques de gentilshommes
et de parvenus, en leur attribuant des ancêtres glorieux ou seulement
fort anciens, il en est en plus grand nombre qui devaient procurer aux
intéressés des avantages plus positifs.
En un temps où toute la hiérarchie sociale était
fondée sur une aristocratie héréditaire, les documents
généalogiques étaient susceptibles, pour les uns
d'accroître leur situation dans l'Etat, ou même de leur faire
entrevoir l'éventualité d'une couronne, pour les autres de
leur procurer des prérogatives, des privilèges et des franchises
fort enviables.
Les faux de ce genre sont véritablement innombrables et infiniment
variés. Il y en a de tous les temps : on en fabriquait déjà
au XIe siècle et probablement auparavant, on en forge encore de nos
jours. Les uns sont composés avec un soin, une recherche d'exactitude,
une dépense d'érudition à défier les plus habiles;
d'autres sont d'une grossièreté à éveiller les
soupçons des plus crédules.
Un caractère commun à ces deux catégories de faux documents,
c'est qu'ils sont généralement trop intéressants; il
s'y trouve trop de renseignements, trop de développements, trop de
faits, trop de détails, trop de hors-d'oeuvre que ne comporte pas
le style diplomatique. Les plus habiles faussaires ne pouvaient guère,
en raison du but même qu'ils poursuivaient, échapper à
ce défaut, et c'est par là que leurs productions donnent presque
toujours l'éveil à la critique.
L'intention frauduleuse, en vue de procurer un bénéfice
illégitime, de porter préjudice à autrui ou de faire
triompher une mauvaise cause, a naturellement produit un nombre
considérable de faux. Les procès, intentés en vue de
revendiquer des biens ou soutenus pour se défendre contre des
revendications, ont été l'occasion de fabriquer de nombreux
titres de propriété. Les contestations relatives à la
possession de reliques, source si considérable de revenus pour les
églises au moyen âge, ont donné naissance à une
espèce particulière et souvent curieuse de pièces fausses.
Les produits de ce genre sont naturellement très divers selon
l'habileté des faussaires; ils ne présentent point de
particularités caractéristiques.
Parmi les mobiles qui ont provoqué la fabrication ou la falsification
de documents, il faut compter encore l'intérêt politique. On
sait combien certains gouvernements ont usé de ce moyen, comment certains
d'entre eux ont entretenu des faussaires à gages et organisé
de véritables ateliers de fausses pièces.
Comme les faux de cette espèce sont généralement
attribués à une date assez voisine de l'époque de leur
fabrication, comme le plus souvent ils ne diffèrent pas des documents
couramment expédiés dans les chancelleries, et comme les faussaires
disposaient d'ordinaire de ressources nombreuses, on conçoit que ces
pièces doivent compter parmi les mieux faites et les plus difficiles
à reconnaître.
Il existe enfin des documents apocryphes que l'on pourrait appeler des faux
littéraires, les uns, généralement fort grossiers,
destinés à être vendus aux curieux et aux collectionneurs,
d'autres, souvent fort habilement contrefaits, fabriqués par des savants
en goût de mystification.
Si l'on envisage la nature des faux, on doit distinguer ceux dont les auteurs
se sont hasardés à contrefaire des originaux. Lorsque ces
prétendus originaux se sont conservés, ils donnent naturellement
prise à la critique d'une foule de manières. Il est exceptionnel
que de semblables contrefaçons puisse faire longtemps hésiter
son jugement. Lors même que ces pièces ne nous sont plus connues
que par des copies, il est souvent possible de recueillir sur les originaux
perdus des témoignages suffisants pour les apprécier. Mais
beaucoup de faussaires avisés se sont contentés de composer
les pièces fausses, et n'en ont communiqué au public que la
teneur, soit en copie manuscrite, soit en texte imprimé, provenant
à leur dire d'originaux, ou d'anciennes copies.
En ce qui touche la date, il y a intérêt à distinguer
les faux qui remontent à une époque ancienne, et qui,
dépouillés de leur prestige de pièces authentiques,
peuvent conserver encore quelque valeur, et les faux modernes qui, reconnus
pour tels, doivent être rayés du nombre des sources historiques,
et gardent à peine un certain intérêt de curiosité.
Livre des sources médiévales:
SOMMAIRE
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