Livre des sources médiévales:
VERS LA REPUBLIQUE SOCIALE
Voici le bilan social des décennies qui se sont écoulées
depuis 1789, tel que le dresse Jean Jaurès (1859-1914), dans son "Histoire
socialiste":
Certes, le prolétariat est bien loin du but qu’il se propose.
L’injustice essentielle n’est point abolie. Le monopole de fait de la
propriété subsiste et la domination économique de la
classe capitaliste a pour effet d’abaisser et d’exploiter l’immense multitude
des hommes qui tourmentent la société d’aujourd’hui et accablent
la classe ouvrière, il y aurait une sorte d’impudence à
étaler, dans le jugement d’ensemble porté sur
l’évolution française depuis la Révolution, une sorte
d’optimisme béat et satisfait. Mais il y a un optimisme vaillant et
âpre qui ne dissimule rien de l’effort qui reste à accomplir,
mais qui trouve dans les premiers résultats péniblement et
douloureusement conquis des nouvelles raisons d’agir, de combattre, de porter
plus haut et plus loin la bataille.
En fait, la Révolution française a abouti. Ce qu’il y avait
en elle de plus hardi et de plus généreux a triomphé.
Deux traits caractérisent le mouvement politique et social de la France
depuis 1789 jusqu’au commencement du XXe siècle. C’est d’abord
l’avènement de la pleine démocratie politique. Tous les compromis
monarchiques ont été balayés ; toutes les combinaisons
de monarchie traditionnelle et de souveraineté populaire ont
été écartées ; toutes les contrefaçons
césariennes ont été rejetées. La Constitution
mixte de 1791 a sombré dans l’imbécillité et dans al
trahison royale. La monarchie restaurée de 1815 a révélé
l’incapacité de la bourgeoisie française a gouverner seule,
parce qu’elle ne peut se défendre contre les forces subsistantes du
passé sans faire appel aux forces de l’avenir. Deux fois la
démocratie napoléonienne a été engloutie dans
le désastre, et maintenant sous la forme républicaine, c’est
bien le peuple qui gouverne par le suffrage universel. Il dépend de
lui de conquérir le pouvoir. Ou plutôt il l’a déjà
conquis, puisqu’aucune force ne peut faire échec à sa volonté
légalement exprimée. Mais il ne sait pas encore en faire usage.
Il ne sait pas l’employer vigoureusement à sa pleine émancipation
économique. Les millions de travailleurs, ouvriers ou paysans, ne
sont plus théoriquement des citoyens passifs. Ils le sont restés
trop souvent encore par la résignation aux vieilles servitudes, par
l’indifférence à l’idée nouvelle qui les affranchira.
Mais c’est déjà chose immense qu’il suffise d’un progrès
d’éducation du prolétariat pour que sa souveraineté
formelle devienne une souveraineté substantielle.
Aussi bien dans l’ordre de l’enseignement aussi, le progrès est grand
depuis un siècle. Tous les enfants de la nation sont appelés
à l’école : le grand idéal de Condorcet est
réalisé ou en voie de réalisation. Et ce n’est plus
l’Eglise, complice des tyrannies sociales qui domine l’éducation et
façonne le peuple. Elle a été réduite à
n’être plus qu’une association privée ; et c’est la science,
c’est la raison qui anime l’enseignement public. C’est la grande lumière
de l’Encyclopédie, mais plus large et plus ardente, qui emplit
l’horizon. La pensée socialiste, héritière des audaces
extrêmes du XVIIIe siècle, commence à pénétrer
les instituteurs de la nation.
De même, au point de vue social et dans cette portion même de
la démocratie française qui n’a pas encore adhéré
au socialisme explicite, c’est une conception bourgeoise, encore mais
déjà sociale, de la propriété qui a prévalu.
Elle n’a pas, comme pour les Constituantes, la condition de la souveraineté
politique : l’homme le plus pauvre, le plus dénué, est
politiquement légal du plus riche. Elle n’est pas non plus un absolu
intangible. En demandant au Capital, par un impôt progressif sur les
successions, une part croissante des ressources publiques, en proclamant
que l’Etat a le droit et le devoir d’imposer aux possédants des
contributions pour assurer les non possédants contre les risques naturels
et sociaux, le radicalisme français subordonne théoriquement
le droit de propriété au droit supérieur de la nation
: il reprend à son compte le mot de Robespierre définissant
la propriété : la portion de ses biens garantie au citoyen
par la loi. Et il se peut que le radicalisme, après avoir accepté
cette formule, maniée par un prolétariat vigoureux et fort,
et appliquée à une société où la puissance
économique est concentrée à nouveau dans une oligarchie,
ne conduise par degrés à la socialisation générale
de la société capitaliste. Cette défaillance du radicalisme
gouvernemental, si elle se produit, n’empêchera point l’effet de
l’idée qui s ’est développé dans la démocratie
française.
C’est le socialisme lui-même qui se substituera alors au radicalisme
dans la mise en oeuvre de cette idée sociale de la propriété
et qui la poussera jusqu’à ses conséquences nécessaires.
La brèche est ouverte par où il passera. C’est donc bien la
formule la plus extrême, la plus logique, la plus démocratique
de la Révolution française, qui, après un siècle
de tâtonnements, de réactions, de rêves d’abord impuissants,
de révolution à demi-manquées, est enfin entrée
dans les faits. Ce que le génie révolutionnaire avait entrevu,
affirmé, essayé, dans la fièvre et l’exaltation du combat
est devenu la réalité normale et solide. On dirait une cime
volcanique qui après une série d’explosions, d’affaissements,
de redressements, s’est enfin fixée à son niveau le plus
élevé :elle est consolidée maintenant et élargie
en un vaste plateau qui peut porter les assises de la grande cité
nouvelle. Non, tous ceux qui ont lutté, souffert, espéré
depuis un siècle, n’ont pas perdu leur effort ; leur souffrance n’a
pas été vaine ; leur espérance n’a pas été
décevante, et si le prolétariat peu se réjouir de cette
victoire de la démocratie révolutionnaire, ce n’est pas seulement
parce qu’elle lui permet d’espérer et de préparer une victoire
plus décisive, mais parce que c’est lui, débile encore pourtant
et incertain, qui a assuré ce triomphe de la Révolution.
C’est par lui qu’elle a été portée d’abord, comme en
un jet de flammes à ce niveau de 1793, d’où elle ne tarda pas
à retomber, mais où sans cesse elle tendait à revenir.
C’est lui qui a aidé, qui a obligé la bourgeoisie à
en finir avec les prétentions renaissantes de l’ancien régime.
C’est lui qui a arraché à la bourgeoisie son privilège
étroit pour créer enfin une vaste démocratie politique
qui évoluera en démocratie sociale ? Qu’auraient fait durant
tout le siècle les républicains sans les ouvriers ? A tous
les moments de la lutte qui a préparé ou réalisé
la démocratie politique, l’action du prolétariat est visible
; et ce sera, je crois, un des mérites de l’oeuvre historique dont
j’écris en ce moment les dernières lignes d’avoir
éclairé ces traces.
Source : "Histoire socialiste" de Jean Jaurès, Paris, Rouff, 1901-1908,
Tome 12, pages 308 à 310.
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SOMMAIRE
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