Or donc le glorieux et renommé roi de France Louis,
            fils du magnifique roi Philippe, alors qu'il se trouvait encore dans la
            fleur du premier âge, à douze ou treize ans environ (1), beau
            et bien fait, accomplissait de tels progrès, à la fois quant
  à sa louable et belle activité morale et quant à la
            taille de son corps très élégant, qu'il promettait
            de ne pas tarder à procurer un honorable agrandissement à
            son futur royaume et faisait naître d'agréables espoirs pour
            la protection des églises et des pauvres. Ce jeune enfant de haut
            lignage, se conformant à l'antique coutume, attestée par
            des actes impériaux, des rois Charlemagne et autres excellents princes,
            s'attacha aux saints martyrs qui sont à Saint-Denis et à
            leurs serviteurs; il le fit avec un tel doux attrait, comme naturel, qu'il
            conserva durant toute sa vie, avec beaucoup de libéralité
            et d'honneur l'amitié qu'enfant il avait, innée en lui, pour
            leur église et qu'à la fin, mettant, après Dieu, son
            suprême espoir en eux, il leur abandonna délibérément
            et très dévotement sa propre personne, corps et âme,
            afin, si c'était possible, de se faire moine en ce lieu (2). 
            A l'âge dont nous parlons une valeur croissante mûrissait
    vigoureuse en son coeur de jeune homme; il ne pouvait s'en tenir aux amusements
    de la chasse et aux jeux enfantins auxquels il est d'usage qu'on s'ébatte
    à cet âge sans apprendre à manier les armes. Tandis
    qu'il se trouve en butte aux attaques de plusieurs hauts barons du royaume
    et du très grand roi d'Angleterre Guillaume (3), fils de ce roi
    Guillaume, encore plus grand, qui conquit l'Angleterre (4), la force de
    son coeur de preux s'exalte, sa vaillance sourit à l'épreuve,
    chasse l'inertie, ouvre les voies à la sagesse, dissipe l'oisiveté,
    presse la sollicitude. Guillaume, roi d'Angleterre, chevalier rompu à
    son métier, impatient de gloire et convoiteux de renom (5), ayant
    déshérité son frère aîné Robert,
    succédé heureusement à son père Guillaume et,
    après le départ de son frère aîné pour
    Jérusalem, obtenu le duché de Normandie (6), ainsi qu'il
    s'étend sur les limites des marches du royaume, s'efforçait
    de combattre par tous les moyens possibles le jeune et renommé prince
    (7). 
  Dans leur lutte, ils se montraient semblables et dissemblables, semblables
    en ce que ni l'un ni l'autre ne cédait, dissemblables puisque l'un
    était d'âge mûr, l'autre encore jouvenceau; l'un, opulent,
    prodigue des trésors de l'Angleterre, pratiquait à merveille
    l'art d'acheter et de soudoyer des chevaliers; l'autre, dépourvu
    d'argent, ménager des ressources du royaume paternel, n'assemblait
    de la chevalerie que par des prouesses d'activité et résistait
    avec audace (8). Vous eussiez vu ce jeune prince si prompt franchir d'un
    vol, à la tête d'une poignée de chevaliers, les frontières
    tantôt du Berry, tantôt de l'Auvergne, tantôt de la Bourgogne,
    revenir non moins vite dans le Vexin, s'il apprenait que son retour était
    nécessaire, faire héroïquement front avec trois cents
    ou cinq cents chevaliers au roi Guillaume, qui en avait dix mille, et,
    les vicissitudes d une guerre étant incertaines, tantôt céder
    devant lui, tantôt le mettre en fuite (9). 
  En de telles rencontres on se faisait beaucoup de prisonniers des deux
    côtés. Entre plusieurs autres que prirent ainsi le jeune et
    renommé prince et ses gens, il y eut le noble comte Simon (10),
    Gilbert de l'Aigle, noble baron, également illustre en Angleterre
    et en Normandie (11), Païen de Gisors, en faveur de qui fut pour la
    première fois fortifié le château de même nom
    (12); de son coté le roi d'Angleterre retint captifs le vaillant
    et noble comte Mathieu de Beaumont (13), l'illustre et très renommé
    baron Simon de Montfort (14) et monseigneur Païen de Montjay (15).
    Mais, au lieu que l'inquiétude d'avoir à soudoyer d'autres
    chevaliers accéléra le paiement de la rançon des Anglais,
    les Français, eux, subirent les rigueurs d'une captivité
    très longue et ne purent se faire relâcher que lorsque, s'étant
    engagés au service du roi d'Angleterre et attachés à
    lui par les liens de l'hommage, ils eurent promis par serment de combattre
    et troubler le royaume et le roi. 
  On disait couramment que ce roi orgueilleux et agressif aspirait à
    la couronne de France, parce que le jeune et renommé prince était
    le seul fils que son père eût de sa très noble épouse,
    la soeur du comte Robert de Flandre (16). Ses deux autres fils, Philippe
    et Floire, étaient nés de la comtesse d'Anjou, Bertrade,
    avec laquelle il avait, quoique déjà marié, vécu
    en concubinage (17); aussi ne les comptait-on pas comme des successeurs
    pour le cas où par infortune l'unique héritier décéderait
    d'abord. Mais, parce qu'il n'est ni permis ni naturel que les Français
    soient soumis aux Anglais, ni même les Anglais aux Français
    (18), l'événement déjoua sa détestable espérance.
    Le fait est que, s'étant, lui et les siens, tourmenté de
    cette folie pendant trois ans et plus, et voyant que, ni par le moyen des
    Anglais, ni par le moyen des Français liés à lui par
    l'hommage, il n'avançait à rien, qu'il ne pouvait satisfaire
    son désir, il perdit courage. Il passa en Angleterre (19), où
    il se livra au plaisir et à ses caprices. Un jour, il chassait avec
    ardeur dans la Forêt Neuve, quand il fut inopinément frappé
    d'une flèche (20). Il périt. 
  On vit là un coup de la vengeance divine et on en donnait pour
    raison, avec vraisemblance, qu'il s'était montré intolérable
    oppresseur des pauvres, qu'il soumettait les églises à de
    cruelles exactions et qu'à la mort des évêques et des
    prélats il retenait et dissipait leurs biens sans aucun respect.
    Certains accusaient un très noble personnage, Gautier Tirel, d'être
    celui qui l'avait percé d'une flèche. Mais nous avons assez
    souvent entendu ce Tirel, libre de crainte et d'espoir, affirmer sous la
    foi du serment et comme jurer sur saints que, ce jour-là, ni il
    n'était venu dans la partie de la forêt où chassait
    le roi, ni il ne l'avait du tout vu dans la forêt (21). D'où
    il est constant que, si une si grande folie, en un si grand personnage,
    s'est évanouie si brusquement en fumée, c'est par l'effet
    de la divine puissance; de la sorte, celui qui inquiétait sans raison
    les autres se vit inquiété beaucoup plus gravement et celui
    qui convoitait tout se trouva inglorieusement dépouillé de
    tout. En effet, c'est à Dieu, qui ôte le baudrier des rois
    (22), que les royaumes et les droits des royaumes sont soumis. 
  Au dit Guillaume succéda sur le trône, le plus promptement
    possible (23), son plus jeune frère - puisque l'aîné,
    Robert (24), était à la grande expédition du Saint-Sépulcre
    - le très sage Henri, prince dont le corps et l'âme, la vaillance
    et le savoir, aussi dignes d'admiration que de louange, offriraient une
    matière qui nous agréerait (25). Mais cela n'est pas notre
    affaire, à moins qu'il ne nous faille effleurer sommairement quelque
    sujet qui, incidemment, se puisse mêler à notre exposé,
    comme, par exemple, nous parlerons même du royaume de Lorraine. C'est
    des Français, non des Anglais, que nous nous sommes proposé
    de coucher par écrit l'histoire. 
  Notes: 
  1) On a fixé la date de sa naissance tantôt à 1077
    ou 1078, tantôt à 1081 ou 1082. Achille Luchaire (Louis
      VI le Gros, Annales de sa vie et de son règne, Paris, 1890,
    in-8°, page 289) donne d'excellentes raisons en faveur de 1081 et même,
    plus précisément, du mois de décembre. Cf. A. Fliche
    (Le règne de Philippe Ier, roi de France, Paris, 1912, in-8°,
    page 39), qui se rallie à cette date. 
  2) Ce passage est repris par Suger dans ses leçons pour l'anniversaire
    de son royal ami (publiées par Dom Martène dans Amplissima
      collectio, tome IV, pages XXXVII-XL). 
  3) Guillaume le Roux. 
  4) Guillaume le Conquérant était mort le 9 septembre 1087. 
  5) "Convoiteux de renom" (fame petitor) est du Lucain (Pharsale,
    I, 131), impatient de gloire (laudis avarus) une réminiscence d'Horace
    (Art poétique, 324). 
  6) Avant de partir, Robert, dit Courteheuse, engagea son duché
    à Guillaume, moyennant une somme de 10.000 marcs, pour tout le temps
    qu'il resterait absent, trois ans au moins (Freeman, The reign of William
      Rufus, Oxford, 1882, tome 1, page 555). 
  7) Louis avait reçu de son père, en 1092, l'investiture
    du comté de Vexin, avec les villes de Mantes et de Pontoise (Achille
    Luchaire, Louis VI le Gros, Annales de sa vie et de son règne,
    Paris, 1890, in-8°, n° 4). La guerre pour le Vexin dut commencer
    au plus tôt dans les derniers jours de novembre 1097; Guillaume élevait
    des prétentions sur Pontoise, Mantes et Chaumont, que Philippe Ier
    refusait de lui abandonner. 
  8) Cette idée que l'Angleterre est plus riche que la France se
    retrouve dans un mot attribué par Gautier Map à Louis VI,
    de la bouche de qui il prétend l'avoir entendu : « Le roi
      d'Angleterre, à qui rien ne manque, possède des hommes, des
      chevaux, de l'or et de la soie... Nous, en France, nous n'avons que du
      pain, du vin et de la bonne humeur » (De nugis curialium,
    dans M.G.H., Scriptores, tome XXVII, page 73). 
  9) Le rôle du jeune Louis est peut-être quelque peu embelli
    par Suger. « Sa jeunesse encore tendre, écrit Orderic
    Vital, le tenait à l'écart » (Histoire ecclésiastique,
    éditions Le Prévost, et L. Delisle, tome IV, page 19). La
    lutte présenta deux phases, la première de novembre 1097
    à la fin de l'hiver 1098, la seconde de septembre 1098 - ce fut
    le moment le plus critique - jusqu'au retour de Guillaume en Angleterre
    en avril 1099. Chaumont et Pontoise restèrent aux mains des Français
    (A. Fliche, Le règne de Philippe Ier, roi de France, pages
    303 à 305). 
  10) Sans doute Simon de Senlis, comte de Huntingdon du chef de sa femme
    Mathilde. 
  11) Fils de Richer Ier, seigneur de Laigle (Orne, arrondissement de
    Mortagne), Gilbert possédait plusieurs fiefs en Angleterre et avait
    épousé une fille du comte du Perche, Julienne. Il ne doit
    pas être confondu avec un autre Gilbert de Laigle, son oncle paternel,
    qui, étant châtelain d'Exmes, fut tué en février
    1092. Voir Vicomte du Motey, Robert II de Bellême, Paris,
    1923, in-8°), pages 52, 66, 102, 211, 214. 
  12) Les Grandes Chroniques traduisent : « à qui
    le roy d'Angleterre ferma lors premierement le chastel de Gisors ».
    Le château de Gisors fut entrepris à la fin de 1096 d'après
    les plans de Robert de Bellême et sur l'ordre de Guillaume le Roux,
    qui voulait l'opposer aux places françaises de Chaumont, Trie et
    Boury. Thibaut Païen, premier du nom, seigneur de Gisors et de Néaufles,
    ne l'obtint qu'en 1101, après l'avoir jusqu'alors gouverné
    pour les ducs (Oeuvres de Suger, éditions Lecoy de La Marche,
    pages 427 à 428). 
  13) Beaumont-sur-Oise, Seine-et-Oise, canton de L'Isle-Adam. Mathieu,
    premier du nom, était fils du comte Ive III, dit le Clerc, qui mourut
    probablement en 1081. Une des soeurs de Mathieu, Agnès, avait épousé
    Bouchard IV de Montmorency. Cependant il y avait eu des démêlés
    entre les deux beaux-frères vers 1084, au sujet du règlement
    de la succession d'Ive le Clerc (J. Depoin, Les comtes de Beaumont-sur-Oise
      et le prieuré de Conflans Sainte-Honorine, dans les Mémoires
    de la Société historique ... de Pontoise et du Vexin, tome
    XXXIII, 1915, pages 31 à 33). 
  14) Montfort-l'Amaury (Seine-et-Oise, arrondissement de Rambouillet,
    chef-lieu de canton). Simon II le jeune, second fils d'un troisième
    mariage de Simon Ier, avait succédé en 1092 à son
    frère Richard. Il mourut sans postérité vers 1101.
    Voir A. Rhein, La seigneurie de Montfort-en-Iveline (Versailles,
    1910, in-8°), pages 36 à 50. 
  15) Montjay-la-Tour (Seine-et-Marne, arrondissement de Meaux, canton
    de Claye, commune de Villevaudé). Le vrai nom de Païen était
    Aubri. On le trouve dans l'entourage des rois Philippe Ier et Louis VI
    au moins de 1090 à 1122 (Achille Luchaire, Louis VI le Gros,
      Annales de sa vie et de son règne, Paris, 1890, in-8°, n°
    2 et 319). 
  16) Soeur utérine seulement. Berthe de Frise était fille
    de Florent Ier, comte de Hollande, et de Gertrude de Saxe; celle-ci, veuve
    de Florent, avait épousé en 1060 Robert Ier, comte de Flandre,
    à qui succéda en 1093 son fils Robert II. 
  17) Ils étaient nés entre 1093 et 1097 (A. Fliche, Le
    règne de Philippe Ier, roi de France, page 549). 
  18) Les Grandes Chroniques traduisent : « Pour ce que
    ce n'est pas droit ne chose naturelle que François soient en la
    subjeccion d'Anglois, ains est droit que Anglois soient en la subjeccion
    françoise », ce qui ne répond ni à la structure
    de la phrase latine, ni aux idées générales de Suger.
    Voir, à l'encontre de notre opinion, O. Cartellieri, Abt Suger
      von Saint-Denis, page 114, note 1. 
  19) Le 10 avril 1099. 
  20) Le 2 août 1100. La Forêt Neuve se trouve entre Southampton
    et Winchester. L'endroit où tomba Guillaume est connu et marqué
    par une pierre (Freeman, The reign of William Rufus, tome II, pages
    657 à 676). 
  21) Gautier Tirel, un Français - il était châtelain
    de Poix et de Pontoise - se retira à Pontoise après la mort
    de Guillaume le Roux, mais sans perdre les biens qu'il possédait
    outre-Manche. Il mourut sur le chemin de la Terre-Sainte en 1123 (J. Depoin, Cartulaire de Saint-Martin de Pontoise, page 454). Freeman, après
    un examen de tous les textes, se range à l'hypothèse d'un
    accident, mais croit que Tirel accompagnait le roi et fut l'auteur involontaire
    de l'accident. 
  22) Cf. Job, XII, 18. 
  23) Henri Ier Beauclerc gagna Londres dès la mort de son frère
    et se fit aussitôt sacrer à Westminster. 
  24) Robert Courteheuse était né vers 1054, Henri en 1068. 
  25) Suger ne parle jamais qu'avec respect d'Henri Ier, lequel, en retour,
    professait pour lui la plus haute estime. « Il se glorifiait de
      son amitié », écrit le moine Guillaume (Oeuvres de Suger, éditions Lecoy de La Marche, page 384).