Livre des sources médiévales:
LA PRISE DE LA BASTILLE PAR DES BRIGANDS
Nous donnons ci-dessous un extrait du livre "La Révolution",
écrit par l'historien français Louis Madelin (1871-1956). Il
décrit comment des "brigands", émules de Cartouche, en vinrent
à se ruer sur la Bastille, cet "épouvantail de féerie"
:
Dès le matin du 13, l'agitation était
extrême : une foule grouillait autour de l'Hôtel de Ville où
paraissaient des figures suspectes; un prêtre (fort dévoué
aux idées nouvelles) l'abbé Rudemare peint cette cohue où
l'on apercevait, dit-il, des "bêtes féroces". Il y avait aussi
là des campagnards armés de bâtons ferrés, fuyant
des bandits plus ou moins imaginaires, sans se rendre compte qu'ils
renforçaient les bandits très réels. On arborait encore
la cocarde verte et on l'imposait à qui ne voulait pas être
insulté. Des gardes françaises débandés donnaient
Le bras aux "vainqueurs" de la place Louis XV, mettant cependant un certain
ordre dans cette anarchie.
Il était par ailleurs évident que les
brigands étaient entrés dans la ville; ils avaient pillé
des boulangeries, saccagé le garde-meuble, le couvent des Lazaristes,
et (vieille rancune satisfaite par les fils de Cartouche) l'hôtel du
lieutenant de police. Une bande alla enfoncer les portes de la Force et y
délivra de peu intéressants prisonniers qui grossirent cette
terrible armée.
Ce dernier exploit parut émouvoir
particulièrement la bourgeoisie : il était, de fait,
caractéristique d'un mouvement où décidément
la politique, suivant l'expression d'un ambassadeur, était pur
"prétexte". Le prévôt des marchands, premier magistrat
de la Cité, était perplexe : c'était Flesselles, homme
droit, un peu timoré. On lui demandait des armes pour la milice, mais
il avait peur que ces armes s'égarassent en des mains dangereuses.
Il demanda l'avis de la Cour; elle fit attendre sa réponse qui, enfin,
arriva dans la journée du 13 : on pouvait organiser et armer une milice
de 12000 hommes. Ce qui nous stupéfie, c'est que cette correspondance
entre Flesselles et la Cour ait paru le lendemain, même à des
esprits froids, une "malheureuse connivence", susceptible de justifier le
massacre du magistrat par le peuple. Quelle subversion dans les esprits
révèle l'indignation pour nous incompréhensible devant
un fait aussi naturel.
Avant même que fût connue la réponse
de Versailles, les "électeurs" avaient commencé à organiser
leur milice : tous « ces vagabonds, gens repris pour crimes »,
jetaient ces bourgeois dans une vraie terreur. Étienne Charavay a
résumé d'un mot leurs dispositions à la veille même
de la prise de la Bastille : « moins effrayés des projets
de la Cour que de ces hommes auxquels on a déjà donné
le nom de brigands, ils s'organisent en milice pour leur résister
: c'est là l'unique préoccupation. Le mouvement qui, le lendemain,
emporta la Bastille, eût peut-être été
réprimé par la garde nationale, si son organisation eût
eu plus de consistance ».
Il était en effet un peu tard : le 14 au matin,
la milice était sans armes. D’autre art, Bezenval, sans ordres de
la Cour, maintenait au Champ-de-Mars des troupes qu'un témoin nous
peint « tristes, mornes et abattues », telles que deviennent
promptement les troupes qu'on a laissé insulter et qu'on fait se
morfondre.
En revanche, la populace s'armait : elle avait pris
au garde-meuble d'étranges armes, jusqu'à "des piques sarrasines"
: le matin du 14, elle se jeta sur les Invalides et s'empara de 27 canons,
1 mortier et de 32000 fusils. D'autre part, les gardes françaises,
à qui on avait persuadé que leurs officiers avaient voulu les
faire sauter dans leur caserne, brûlaient de se venger. On croyait
tout : les légendes du 14 juillet couraient avant même que fût
prise la Bastille. Cependant la foule surexcitée cherchait un exploit
à accomplir. D'ailleurs elle voulait des armes, et à l'Arsenal,
rapporte le bourgeois Pitra, on avait répondu que les poudres avaient
été portées à la Bastille. Quelque bandit cria
: « A la Bastille » !
La Bastille ! Ce n'était plus guère qu'un
épouvantail de féerie. Si des canons s'y apercevaient dans
les créneaux, c'est qu'on y tirait traditionnellement des salves les
jours de fête : depuis la lointaine Fronde, oncques boulets n'étaient
sortis de ces canons. Le faubourg les voyait tous les matins : mais tel
était le vertige général, qu'il leur trouva ce
matin-là une allure menaçante. I1 députa à
l'Hôtel de Ville pour demander qu'on fît retirer les canons suspects.
Les "électeurs" envoyèrent à leur tour des
délégués au gouverneur de la Bastille, de Launey, aimable
homme qui sourit de la plainte, en démontra l'inanité, fit
d'ailleurs retirer les canons de leurs embrasures et retint à
déjeuner les "électeurs" satisfaits.
Cela ne faisait pas l'affaire des agitateurs : ils
cherchaient un prétexte. L'avocat Thuriot dut, sur leur requête,
aller, à son tour, visiter la forteresse : Launey le reçut
avec la même grâce et lui fit (c'était la meilleure
réponse à tant d'appréhensions) passer en revue la petite
garnison - 95 Invalides et 30 Suisses. Enfin le gouverneur, comme dernière
concession, fit boucher avec des planches les embrasures veuves de leurs
canons. Thuriot, à son tour satisfait, s’en alla. Mais la foule, qui
déjà battait les murs, ne le suivit pas. Elle était
prise de l'envie de détruire quelque chose.
Launey laissa libre l'entrée de la première
cour et, ralliant dans l'enceinte extérieure sa petite garnison, fit
simplement lever le pont-levis de l'avancée qui donnait accès
à "la cour du gouvernement". On affecta de croire à un branle-bas
de combat; il fallait y répondre : deux hommes s'élancèrent,
dont un garde française, qui, à coups de haches, brisèrent
les chaînes du pont : soudain, il tomba. En un instant la cour fut
pleine; un témoin, mêlé à cette foule et fort
peu malveillant, affirme encore qu'il ne vit là en grande partie que
des "brigands"; apercevant enfin quelques-uns des défenseurs, les
assaillants tirèrent sur eux.
Le gouverneur était réellement tenu de
faire tirer à son tour. Il se trouvait devant une foule, où
figuraient en bonne place des émules de Cartouche, faisant irruption
dans l'intérieur d'une forteresse dont il avait la garde. Il fit tirer.
Le soir même - pour ennoblir la pitoyable entreprise - on colporta
que le gouverneur avait fait porter des paroles de paix à la foule
qui s'était avancée, confiante, et avait été
mitraillée. Aucun historien n'admet plus cette légende.
La foule, d’abord épouvantée, s’enfuit,
puis elle revint à la charge. L'entreprise cependant n'avançait
pas : les voleurs de grand'route savent piller une ferme; prendre une forteresse,
c'est affaire de soldat.
Mais les soldats arrivaient, les gardes françaises
soulevés. Leur vue suffit à démoraliser la garnison.
Elle entraîna Launey désespéré à capituler
: un des "bas officiers" des gardes séditieux, Élie, témoigne
lui-même que la Bastille se rendit « sur la parole qu'il donna,
foi d'officier français, qu'il ne serait fait aucun mal à
personne ». En dépit de quoi (à la vérité
en dépit des efforts d'Élie) Launey était massacré
quelques minutes après. C'était un homme : assauté,
il se défendit et ne tomba que criblé; on le déchiqueta.
Le garçon cuisinier Desnot, « qui savait travailler les
viandes », coupa la tête; il s'en vantera dix ans pour obtenir
une médaille. Le major de Losne-Salbray fut abattu, puis un aide-major,
le lieutenant des invalides et un invalide même; on en pendit deux
autres.
On a dit assez les scènes de cannibalisme qui
suivirent : sachant de quels éléments se mêlait cette
foule dite parisienne, nous ne saurions d'ailleurs nous en étonner.
Mais la foule parisienne elle-même se sentait maintenant prise de cette
fièvre de sang si horriblement contagieuse. Tandis qu'on portait en
triomphe les quelques prisonniers délivrés (quatre faussaires,
deux fous et un débauché sadique), les défenseurs,
traînés dehors, étaient accueillis par des cris
d'anthropophages. Et tout à coup Paris, dans la terreur, vit refluer
la foule hurlante au-dessus de laquelle, au bout des piques, des têtes
éclaboussées de sang, les yeux mi-clos, oscillaient. La foule
acclamait les brigands, leur donnant pour des années droit de cité
- et déjà droit de domination...
Source: "La Révolution", par Louis Madelin, dans "L'histoire de
France racontée à tous" publiée sous la direction de
Fr. Funck-Brentano, Paris, Librairie Hachette, 1911, pages 65 à 68.
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