Voici le rapport de CAMINEL premier échevin de la ville de Montauban
(Tarn-et-Garonne), daté du 26 novembre 1766, et intitulé: "Relation
du débordement de la Rivière du Tarn survenu le 14 novembre
1766, et des effets qu'il a produits dans la ville de Montauban".
La ville de Montauban vient d'éprouver un
évènement dont elle n'a point d'exemple dans son histoire.
La plus triste des calamités lui a fait perdre dans le court intervalle
de quelques jours toute la splendeur et la gloire où elle étoit
parvenue depuis près de deux siècles. La rivière du
Tarn avoit principalement contribué à lui procurer par la
facilité des transports, le commerce le plus brillant, le plus
étendu et le plus accrédité. Le débordement de
cette même rivière a arrêté ce commerce dans ses
plus rapides opérations. La partie de la ville de Montauban qui
étoit devenue l'habitation naturelle de ceux qui vouloient en cultiver
quelques branches, et le siège de tous les atteliers où l'on
mettoit en oeuvre les matières premières en tout genre, ne
présente plus aujourd'hui que des ruines, quelques bâtimens
qui chancellent encore sur leurs propres fondemens, et une sollitude
entière, qui n'est troublée que par les cris et les larmes
de désespoir de ceux qui viennent pleurer sur les débris de
leurs maisons. Au milieu de la consternation générale, et parmi
les horreurs de la douleur publique, un citoyen sensible aux maux de sa patrie,
et comme citoyen, et comme chargé par état de veiller plus
particulièrement à sa conservation (l'auteur est conseiller
de ville), va s'occuper à les retracer. Une pareille description pourra
devenir utile aux générations futures, en leur inspirant de
sages précautions contre des fléaux que leurs pères
auront éprouvés; et elle ne sera point inutile à la
génération présente, puisqu'elle servira à
tempérer l'affliction où elle est plongée, en lui rappelant
tout ce que le Ministre revêtu de l'autorité du Roi dans la
province, a mis en usage pour remédier aux malheurs de la capitale
du département confié à ses soins.
Le vendredi 14 novembre 1766, à neuf heures
du soir, la rivière du Tarn commença à grossir; la crue
augmenta d'une manière peu sensible jusqu'à onze heures du
soir du lendemain; elle devint plus forte, et les accroissements furent plus
rapides jusqu'au dimanche soir, à minuit. Depuis minuit jusqu'à
trois heures du matin du lundi, les eaux demeurèrent sans accroissement
ni diminution. Ce repos de la rivière inspira une sécurité
générale. On espéra que le décroissement surviendroit
bientôt; et en conséquence on ne retira aucuns effets des maisons
situées sur les bords de la rivière. Cette sécurité
ne fut pas de longue durée. A trois heures du même jour la crue
devint plus forte, et les accroissement devinrent si rapides, que dès
le point du jour, le sieur Caminel, Lieutenant particulier, Assesseur criminel
du Présidial, et premier échevin, se transporta avec le sieur
Bergis, architecte de la ville, au fauxbourg de Sapiac, situé entre
la rivière du Tarn et celle su Tescou, et le seul qui eût
été exposé depuis long-temps à la fureur des
débordemens du Tarn. Les ordres nécessaires furent donnés
pour procurer autant de secours qu'il étoit possible à ce fauxbourg
infortuné, où l'eau emporta dans le cours de la journée
plusieurs maisons et plusieurs murs de clôture de jardins. A six heures
du soir du même jour, l'eau continuoit encore à grossir, et
venant du côté du moulin, appelé de Sapiac, elle occupoit
les deux tiers de la place où est située l'église; à
neuf heures du soir du même jour elle en occupoit la totalité.
Le fauxbourg de Sapiac étoit le seul vers lequel
toute l'attention avoit été portée, parceque ce fauxbourg
est plus bas que celui de Villebourbon, et plus exposé par sa situation
entre deux rivières aux effets du débordement. On n'avoit eû
des craintes sur ce dernier fauxbourg que pour le canton appellé le
Treil, qui est situé sur le rivage qui conduit au Moulin appelé
de Mariette, et qui renfermoit environ quatre-vingt maisons de très-peu
de conséquence. On avoit envoyé les habitans de Sapiac et ceux
du Treil aux casernes de la ville pour y coucher, et après avoir
ordonné à ces derniers de placer les meubles au haut de leurs
maisons.
Mais la sécurité sur le fort de Villebourbon
fut bientôt troublée. M. de Gourgue, Intendant de la Province,
s'appercevant que l'eau continuoit à grossir, et prévoyant
que le danger étoit plus grand que l'on ne pensoit, se rendit au fauxbourg
de Villebourbon dans la nuit; il visita les casernes où étoient
renfermés les habitans de Sapiac et du Treil; de là il se
transporta sur la place de Villebourbon; il ordonna au sieur Bergis, Architecte
de la ville, de l'accompagner; il parcourut toutes les maisons qui sont sur
le bord de la rivière; il les visita et les examina avec soin. Comme
il s'apperçût qu'elles étoient en danger de crouler,
il fit lever les habitans et les força d'abandonner leurs demeures
que la plupart ne vouloient point quitter. C'est à une pareille
prévoyance que Villebourbon doit la conservation de la vie de plusieurs
de ses habitans; car à onze heures du soir du même jour, la
cave d'une des plus solides maisons situées sur le bord de la
rivière s'écroula; cette chûte fut suivie de celle de
plusieurs maisons placées sur la même ligne. Ces chûtes
successives et continuées engagèrent M. de Gourgue à
faire la visite des maisons des quartiers qui font face à celui que
baignent les eaux de la rivière; on apperçut le même
danger quoique l'eau en fût encore éloignée; il fit
pareillement lever tous les habitans de ces maisons auxquels l'éloignement
de l'eau donnoit une assez grande sécurité. Cette nuit
déplorable fut employée par M. de Gourgue à mettre la
vie des habitans en sûreté en les arrachant de leurs demeures.
On ne doit point passer sous silence le zèle du sieur Dupin de Saint
André, Vicaire de la paroisse de Villebourbon, qui se joignit à
M. de Gourgue, et qui seconda ses vûes avec la plus grande activité
et l'intrépidité la plus édifiante; on le vit marcher
au travers des eaux, arracher des enfans du sein des maisons prêtes
à crouler, monter aux fenêtres de celles dont les habitans endormis
ne pouvoient ouvrir les portes, et les faire sortir avec précipitations
de leurs demeures ébranlées.
Les habitans de la ville qui s'étoient endormis
avec assez de tranquillité sur le fort de Villebourbon, furent
consternés en apprenant à leur réveil d'aussi tristes
circonstances. Les magistrats municipaux se rendent au point du jour auprès
de M. de Gourgue. Les eaux grossissoient toujours, et leur accroissement
ne faisoit que redoubler les allarmes. Les habitans de la ville
séparés du fauxbourg par un pont bâti sur la rivière,
accourent à Villebourbon. A sept heures du matin de ce jour 18, les
eaux commencent à diminuer, et leur décroissement continua
jusqu'à midi. L'espérance renaît aussi-tôt dans
tous les coeurs; mais elle est troublée par la chûte de la plus
grande partie du fauxbourg de Gasferas qui fait une branche de celui de
Villebourbon; on s'apperçoit que toutes les maisons, même celles
qui sont encore éloignées de l'eau de tous les côtés,
sont ébranlées et sont assises sur un terrein mobile que l'eau
a déjà pénétré par des filtrations
soûterraines.
A midi du même jour la crue recommence et va
toujours en augmentant. La consternation devient plus générale
et plus universelle. M. de Gourgue après avoir mis la vie des habitans
en sûreté, cherche à garantir les effets de la fureur
des eaux. Les ordres sont donnés pour transporter tous les effets
et tous les meubles; les personnes de toute condition qui se trouvent dans
le fauxbourg sont invitées à aider au transport; toutes les
charrêtes sont arrêtées et conduites pour le rendre plus
prompt; on ordonne dans la même vûe aux habitans de fermer les
boutiques et de se rendre sur la place de Villebourbon. M. de Gourgue anime
tout par sa présence et par ses ordres. Les Tribunaux de Justice ouvrent
les salles de leurs palais; les religieux ouvrent leurs couvents et leurs
cloîtres; les églises même sont offertes, et l'on transporte
les effets et les meubles dans ces asiles. Les habitans de Villebourbon
abandonnent successivement leurs demeures; les habitans de la ville les
reçoivent avec un empressement qui fait honneur à l'humanité,
et par les marques d'un véritable attendrissement s'empressent de
soulager une douleur qui n'a point de bornes.
M. de Gourgue n'abandonne jamais le fauxbourg, et
malgré les dangers qu'il couroit à tous les instans, en demeurant
dans des rues où les maisons tomboient en ruine de toutes parts, il
donne continuellement des ordres, indique des précautions, suggère
des expédiens; et l'horreur du danger présent ne l'empêche
point de s'occuper à prévenir des dangers aussi préssans,
quoique moins apperçus. En effet Montauban étoit à la
veille de voir cesser la fourniture du pain. Les moulins couverts par les
eaux de la rivière, les boulangers des fauxbourgs de Sapiac, de
Villebourbon et de Gasseras hors d'état de travailler par la
désertion forcée de leurs maisons, et l'interruption de
communication avec la plûpart des lieux circonvoisins par l'inondation
totale de la plaine, devoient faire craindre une pareille cessation. M. de
Gourgue, du sein des débris de Villebourbon, envoye des ordres dans
les villes circonvoisines, et en fait transporter de la farine; il fait
pénétrer jusqu'aux magasins de Villebourbon où étoit
enfermé le minot, et le fait porter dans l'église des
Cordéliers, où l'on place des sentinelles pour le garder, et
où des magistrats se rendent pour que la distribution soit faite en
leur présence.
Dans d'aussi tristes circonstances, et pendant que
M. de Gourgue employoit tous les moyens que la prévoyance la plus
éclairée peut mettre en usage pour en adoucir l'horreur, les
ministres de la religion s'empressent de leur côté d'implorer
la clémence du Ciel. A quatre heures du soir du même jour on
fait une procession générale, à laquelle tout le
clergé séculier et régulier assiste; elle se rend à
l'église de Villebourbon, de là dans l'église des Carmes,
située à l'entrée du fauxbourg de Sapiac, et ensuite
à l'église cathédrale; on ordonne l'exposition du
Saint-Sacrement et le salut dans toutes les églises, pendant trois
jours.
C'est pendant le cours de cette procession que l'on
apperçût des effets plus marqués de la consternation
générale et de l'allarme universelle. La terreur s'empare des
esprits, et l'on commence à craindre pour la sûreté du
pont. Quelques hommes conduits par l'espoir du gain, avoient arrêté
et attaché sur les avant-becs des arbres que la rivière
entraînoit. Ces arbres en avoient arrêté d'autres; de
sorte que leur poids que soutenoient les piles du pont, joint à celui
des eaux, étoit immense. M. de Gourgue dissipe à cet égard
toutes les allarmes. Il fait détacher les arbres, les fait rentrer
dans le cours de la rivière, et ordonne le transport d'une quantité
considérable de fer et d'autres marchandises sur la partie du pont
qui étoit exposée à la plus grande rapidité des
eaux. Malgré ces précautions, des arbres s'étant
arrêtés de nouveau sur les avant-becs, qui sont d'une forme
horizontale, il indique les moyens de garantir dans les suites le pont d'un
pareil danger, et il inspire pour l'avenir le projet de bâtir des
éperons qui ne puissent présenter aucunne assiette aux arbres
qui viendront frapper les avant-becs.
La crue augmente pendant le reste du jour, et continue
pendant la nuit jusqu'à sept heures du matin du mercredi 19. Les eaux
étoient alors à trente-deux pieds d'élévation
au-dessus de la hauteur des eaux ordinaires, et couvroient environ quinze
cens toises de terrein dans les plaines. C'est une élévation
aussi extraordinaire qui a occasionné la submersion de plusieurs villages
voisins situés dans la jurisdiction de Montauban, et qui a produit
les plus grands ravages. Dans les campagnes, les maisons n'ont pas
été plus épargnées que dans la ville; les
bâtimens ont été entraîné, les grains ont
été emportés, les bestiaux ont été
submergés, et la plupart des habitans n'ont trouvé leur salut
que dans une prompte fuite, ou en se plaçant sur des arbres où
les horreurs de la faim ont été jointes aux horreurs du triste
spectacle de leurs demeures détruites, et de leurs effets emportés
par les eaux. M. de Gourgue étant instruit de l'état
déplorable où étoient réduits les habitans de
Lagarde, village voisin de Montauban, et étant averti que le pain
et la farine leur manquoient totallement, leur en a envoyé, et a
pourvû avec la plus grande célérité à des
besoins qui étoient devenus extrêmes.
Le décroissement des eaux commença à
sept heures du matin du même jour et continua pendant le reste du jour,
jusqu'au lendemain 19 à midi. La crue reprit alors jusqu'à
six heures du soir, et ne s'éleva qu'à quatre pouces. A six
heures le décroissement recommença, et continua jusqu'au lendemain
vendredi 20; à quatre heures du soir les eaux avoient reçu
une diminution d'environ huit pieds, qui faisoit espérer que la
rivière rentreroit bientôt dans son lit ordinaire.
Une pareille espérance étoit flatteuse,
mais elle étoit insuffisante pour soulager une douleur qui étoit
augmentée à tous les instans par des chûtes nouvelles
et successives de plusieurs maisons de Villebourbon, de Sapiac et de Gasseras.
C'est dans le temps de la diminution que les plus grands bouleversemens sont
survenus. C'est alors que l'on a vûs les maisons les plus solides
s'entr'ouvrir de tous les côtés; que d'autres sans recevoir
aucune altération sensible dans les murs, ont été
abaissées, et ont suivi un terrein mobile qui s'affessoit; enfin qu'une
rue entière appellée de Caussat a été totallement
détruite, et que le terrein même a disparu. C'est alors que
M. de Gourgue, qui n'a jamais abandonné, soit la nuit, soit le jour,
le théâtre d'une aussi triste destruction, s'est continuellement
porté à Villebourbon et à Sapiac, pour faire veiller
à la sûreté des effets cachés sous les décombres
et les ruines, pour empêcher les habitans de revenir dans des demeures
qui devenoient de jour en jour plus dangereuses à habiter, et pour
consoler par sa présence que tous les instans ne faisoient
qu'accroître. Le spectacle le plus attendrissant a été
celui de le voir suivi dans ces marches précipitées et
continuelles, par un peuple innombrable qui l'appeloit son père et
son libérateur.
A toutes ces horreurs se joignent encore de nouvelles
craintes. A cinq heures du soir, la crue recommence et continue jusqu'au
lendemain samedi 22 à midi. Cette crue fut si rapide qu'elle parvint
à une élévation presque aussi considérable que
celle du mercredi matin; elle s'arrêta à deux pieds au dessous
de cette dernière. Les vicaires-généraux ordonnent de
nouveau que l'on fasse des prières dans toutes les églises
jusqu'à la fin de la calamité. Mais à midi le
décroissement est survenu, et a continué jusqu'au lundi 24,
où les eaux sont entièrement rentrées dans leur lit
ordinaire.
Le tableau d'un pareil évènement
présentes des pertes immenses et d'horribles destructions. Cependant
on est dans l'impuissance de les fixer, parcequ'il n'y a point d'instant
que l'on n'apprenne la chûte nouvelle de quelque maison. Dans les
fauxbourgs de Sapiac, de Villebourbon et de Gasseras, et dans les campagnes
circonvoisines environ douze cents maisons ont été détruites.
Le moulin d'Albaredes et les Foulons ont été emportés;
le moulin de Sapiac a été considérablement endommagé,
et le mur latéral de celui de Sapiacou a été totallement
ébranlé. La perte des meubles, des effets, des grains et des
bestiaux est sans bornes et ne peut être supputée.
Mais la plus grande de toutes les pertes est celle
que souffre le commerce par la destruction des manufactures et des ateliers,
par le découragement qu'un évènement aussi meurtrier
a répandu dans les esprits, et par la vie errante des ouvriers sans
nombre qui répandent les larmes les plus amères sur leur inaction
forcée.
C'est vers un pareil objet que M. de Gourgue tourne
principalement ses regards; il s'applique surtout à faire recommencer
les travaux des différentes fabriques; il procure à ses égard
toute sorte d'encouragemens; il fait trouver les emplacements nécessaires
pour les ateliers et les ouvriers; et il ne néglige aucun des moyens
propres à remédier à une partie des maux dont il est
le triste spectateur.
Les malheurs de la ville de Montauban sont extrêmes,
et les pertes qu'elle a essuyées sont immenses. Il y a tout lieu
d'espérer qu'elle ne demeurera pas sans ressource et sans consolation,
dans un siècle que l'on peut appeler par excellence le siècle
de l'humanité, et sous un Prince bienfaisant, continuellement occupé
du haut de son trône à tarir les larmes de ses sujets et à
rendre ses peuples heureux. On espère encore avec une juste confiance
que le Ministre du Roi dans la province, exposera au Souverain le tableau
de ces malheurs, que personne ne peut mieux tracer que lui-même, puisqu'il
en a partagé tous les dangers. Il a déjà acquis des
droits immortels sur la reconnoissance des habitans. Il ne lui reste plus
qu'à consommer son ouvrage, et à jouir du titre flatteur de
père et de libérateur de la patrie, que les citoyens lui ont
donné dans les plus vifs transports de l'attendrissement et de la
douleur.
Permis d'imprimer. A Montauban le 26 novembre 1766.
CAMINEL premier échevin, signé.
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