(...)
Mailhe, au nom du comité de législation : "Louis XVI
est-il jugeable pour les crimes qu’on lui impute d’avoir commis sur le
trône constitutionnel ? Par qui doit-il être jugé ? Sera-t-il
traduit devant les tribunaux ordinaires comme tout autre citoyen accusé
de crimes d’État ? Déléguerez-vous le droit de le juger
à un tribunal formé par les assemblées électorales
des quatre-vingt-trois départements ? N’est-il pas plus naturel que
la Convention nationale le juge elle-même ? Est-il nécessaire
ou convenable de soumettre le jugement à la ratification de tous les
membres de la république, réunis en assemblées primaires
?
Voilà les questions que votre comité de législation
a longtemps et profondément agitées. La première est
la plus simple de toutes, et cependant c'est celle qui demande la plus mûre
discussion, non pas pour vous, non pas pour cette grande majorité
du peuple français qui a mesuré toute l'étendue de sa
souveraineté, mais pour le petit nombre de ceux qui croient entrevoir,
dans la Constitution, l'impunité de Louis XVI, et qui attendent la
solution de leurs doutes, mais pour les nations qui sont encore gouvernées
par des rois, et que vous devez instruire, mais pour l’universalité
du genre humain qui vous contemple, qui s'agite entre le besoin et la crainte
de punir ses tyrans, et qui ne se déterminera peut-être que
d’après l'opinion qu'il aura de votre justice.
J'ouvre cette Constitution, qui avait consacré le despotisme sous
le nom de royauté héréditaire. J'y trouve que la personne
du roi était inviolable et sacrée; j'y trouve que, si le roi
ne prêtait pas le serment prescrit, ou si, après l'avoir
prêté, il le rétractait; que s'il se mettait à
la tête d'une armée, et en dirigeait les forces contre la nation,
ou s'il ne s'opposait pas, par un acte formel, à une telle entreprise
qui s’exécuterait en son nom; que si, étant sorti du royaume,
il n'y rentrait pas après une invitation du corps législatif
et dans un délai déterminé, il serait censé,
dans chacun de ces cas, avoir abdiqué la royauté. J'y trouve
qu'après l'abdication expresse ou légale, le roi devait être
dans la classe des citoyens, et qu'il pourrait être accusé et
jugé comme eux pour les actes postérieurs à son abdication.
Cela veut-il dire que le roi, tant qu'il serait assez adroit pour éluder
les cas de déchéance, pourrait impunément s'abandonner
aux passions les plus féroces ? Cela veut-il dire qu'il pourrait faire
servir sa puissance constitutionnelle au renversement de la Constitution
? Que si, après avoir clandestinement appelé à son secours
des hordes de brigands étrangers, si, après avoir fait verser
le sang de plusieurs milliers de citoyens, il venait à échouer
dans ses entreprises contre la liberté, il en serait quitte pour la
perte d'un sceptre qui lui était odieux parce qu'il n'était
pas de fer, et que la nation, longtemps trahie, longtemps opprimée,
n'aurait pas le droit, en se réveillant, de faire éclater une
vengeance effective, et de donner un grand exemple à l'univers ?
Peut-être était-ce là l'esprit de ceux qui provoquèrent
ces articles que Louis XVI ne manquera pas d'invoquer en sa faveur; mais,
pressés de s’expliquer, ils ne répondraient que par des
subtilités évasives, ils auraient rougi d’avouer qu’il entrât
dans leurs vues de reconduire Louis XVI au despotisme par l'attrait d'une
pareille impunité; semblables, sous certains rapports, à
l'aristocratie sénatoriale de Rome, qui préparait le peuple
à la servitude par des nominations fréquentes de dictateur,
et qui, pour y procéder, s’enveloppait dans les ombres de la nuit
et du secret, comme si elle avait eu honte, dit Jean-Jacques, de mettre
un homme au-dessus de la loi.
Voyons quels furent les vrais motifs et l'objet de l'inviolabilité
royale; c'est le vrai moyen d’en saisir le vrai sens, et de juger si elle
peut être opposée à la nation elle-même.
La France, disait-on, ne peut pas se soutenir sans monarchie, ni la monarchie
sans être entourée de l'inviolabilité. Si le roi pouvait
être accusé ou jugé par le corps législatif, il
serait dans sa dépendance et dès lors, ou la royauté
serait bientôt renversée par ce corps, qui, usurpant tous les
pouvoirs, deviendrait tyrannique, ou elle serait sans énergie, sans
action pour faire exécuter la loi. Dans tous les cas, il n'y aurait
plus de liberté. Ce n'est donc pas pour l’intérêt du
roi, mais pour l’intérêt même de la nation, que le roi
doit être inviolable. On convenait cependant, que cette inviolabilité
était menaçante pour la liberté, mais on prétendit
y remédier par la responsabilité des ministres.
Voilà par quels sophismes on cherchait à égarer la nation
! Ignorait-on que la royauté avait longtemps subsisté, et dans
Sparte et chez d'autres anciens peuples, sans la redoutable égide
de l'inviolabilité ? Que les rois y étaient soumis à
des tribunaux populaires ? Que leur dépendance, leur jugement et leur
condamnation, bien loin de nuire à la liberté, en étaient
l'unique garant ? Plus sage que les Spartiates, la nation française
a commencé par abattre la royauté avant de s'occuper du sort
de la personne d'un roi coupable, et déjà elle a prouvé
combien elle était calomniée ou trahie, quand on disait que
le gouvernement monarchique était un besoin pour sa puissance et sa
gloire.
Mais revenons à l'inviolabilité royale. Du propre aveu de ses
défenseurs, elle avait pour objet unique l'intérêt de
la nation, le maintien de son repos et de sa liberté, et jamais elle
ne devait être nuisible, parce que le roi était condamné
à ne pouvoir faire exécuter aucun ordre qui ne fût
signé par un ministre, et que les agents répondaient sur leurs
têtes de tous les délits d'administration.
Si Louis XVI avait toujours mesuré à cette balance l'exercice
de son pouvoir, il aurait le spécieux prétexte de vous dire
: Dans tout ce que j'ai fait, j'avais en vue le bonheur de la nation, j'ai
pu me tromper, mais le sentiment de mon inviolabilité m'encourageait
à essayer mes idées de bien public. Je les ai toutes soumises
à mes agents; je n'ai rien ordonné qui ne porte le sceau de
leur responsabilité, voyez leurs registres; c'est donc à eux
seuls qu'il faut vous en prendre, puisqu'ils doivent seuls garantir mes erreurs.
Qu'il est loin de pouvoir tenir un tel langage, s'il a violé la loi
qui lui commandait d'avoir un agent toujours prêt à répondre
de ses erreurs ou de ses délits; s'il a tourné contre la nation
la prérogative qu'il avait reçue pour elle; s'il a industrieusement
éludé le préservatif de la liberté individuelle
et publique ! Nous pressentions depuis longtemps qu'on préparait le
tombeau de la nation, mais les mains employées pour le creuser
étaient invisibles.
La trahison se promenait sur toutes les têtes citoyennes sans pouvoir
être aperçue. La foudre allait éclater avant l'apparition
de l’éclair, et Louis XVI, qui, pour mieux tromper la nation, aurait
travaillé sans relâche à lui rendre suspects les membres
les plus purs du corps législatif, Louis XVI, qui, dans un temps
même où il se serait cru si près de recueillir le fruit
de ses perfidies, venait faire retentir cette salle auguste de ses hypocrites
protestations d'attachement à la liberté, ne serait pas
personnellement responsable des maux qu'il aurait personnellement
occasionnés ! Il dira que sa personne ne pouvait pas être
séparée des fonctions de la royauté, qu’inviolable comme
roi, pour tous les faits administratifs, il l’était, comme individu,
pour tous les faits personnels.
Je répondrai qu'il est accusé de n'avoir que trop justifié
la possibilité de cette séparation. Son inviolabilité,
comme chef du pouvoir exécutif, avait pour unique base une fiction
qui rejetait le délit et la peine sur la tète de ses agents
mais il a renoncé à l'effet de cette fiction, s'il a ourdi
ses complots sans le concours de ses ministres ordinaires, ou sans agents
visibles, ou s'il les a mis hors de l'atteinte d'une surveillance active,
et, comme il répugne, même aux bases de la constitution
acceptée par Louis XVI, qu'il y eût infraction à la loi
sans responsabilité, Louis XVI était naturellement et
nécessairement accusable, pour tous ceux de ses délits dont
il était impossible de charger ses agents. J'ajoute que la Constitution
prononçait la déchéance du roi dans le cas où
il ne se serait pas opposé, par un acte formel, aux entreprises d'une
force dirigée en son nom contre la nation. Or, un roi perfide pouvait
déployer une opposition illusoire et non formelle.
Il fallait donc décider si cette opposition avait été
réelle ou simulée. Mais pour cela il était évidemment
nécessaire d'examiner la conduite du roi, de le mettre en cause, de
le juger. Dans l'état où étaient alors les choses, ce
droit ne pouvait appartenir qu'à la première des autorités
constituées. Il était donc des cas où la constitution
elle-même réduisait expressément l'inviolabilité
royale, et la soumettait au jugement du corps législatif. Faut-il
conclure de là que le corps législatif avait le droit de prononcer
sur tous les crimes personnels du roi ? La raison le commandait sans doute,
mais les termes de la Constitution y résistaient.
Je remplis un ministère de vérité; je serais coupable
si je la déguisais, soit dans les principes, soit dans les faits.
La puissance réelle du corps législatif, à
l’égard du roi, était bornée par la Constitution à
juger les cas de déchéance qu’elle avait prévus. Dans
ces cas même, il ne pouvait prononcer que la peine de
déchéance. Hors ces cas, la personne du roi était
indépendante du corps législatif. Hors ces cas, le corps
législatif ne pouvait s’ingérer d'aucune fonction judiciaire.
A cet égard, il n’avait dans ses mains que les décrets
d'accusation, et, quand il aurait pu en lancer un contre Louis XVI, à
quel tribunal l'aurait-il renvoyé ? Placé parallèlement
par la Constitution à côté du corps législatif,
le roi était au-dessus de toutes les autorités constituées.
Mais le corps législatif était-il lié par les principes
de l'inviolabilité royale, qu'il dût sacrifier le salut public
à la crainte de les enfreindre ? Devait-il imiter les soldats d'un
peuple superstitieux qui, voyant devant l'armée ennemie un premier
rang d'animaux que le peuple tenait pour sacrés n'osèrent point
tirer, et laissèrent à jamais périr la liberté
dans leur patrie ? Qu'on demande compte aux hommes du 10 août de la
digue qu’ils opposèrent au torrent des trahisons ! Qu'on demande compte
au corps législatif des décrets qui suspendirent Louis XVI
de ses fonctions et le firent transférer au Temple ! Ils répondront
tous : Nous avons sauvé la liberté, rendez grâces à
notre courage !
Ce corps législatif, que les partisans du despotisme accusaient avec
tout l'art de la récrimination, de vouloir avilir l'autorité
royale pour l'ajouter à la sienne et s'y perpétuer, n'eut pas
plus tôt frappé les grands coups qui l'ont fait proclamer partout
le sauveur de la France, qu'il dit à la nation : « Nous remettons
dans tes mains les pouvoirs que tu nous avais confiés; si nous les
avons excédés, c’est provisoirement et pour ton salut. Juge-nous,
juge la Constitution, juge la royauté, juge Louis XVI, et voit s'il
te convient de maintenir ou de reconstruire les bases de ta liberté
».
Citoyens, la nation a parlé. La nation vous a choisis pour être
les organes de ses volontés souveraines. Ici toutes les difficultés
disparaissent, ici l’inviolabilité royale est comme si elle n'avait
jamais existé. Je l'ai déjà dit, cette inviolabilité
avait pour objet d'assurer l'énergie du pouvoir exécutif par
son indépendance à l'égard du corps législatif.
De là il résultait bien que ce corps n'avait pas le droit de
juger le roi dans les cas non prévus par la Constitution. De là,
il résultait bien que dans aucun cas il ne pouvait être jugé
par les autres autorités constituées dont il était le
supérieur, mais il n’en résultait pas qu’il ne pût être
jugé par la nation : car, pour extraire une pareille conséquence,
il faudrait pouvoir dire que, par l’acte constitutionnel, le roi était
supérieur à la nation.
Louis XVI dira peut-être : En ratifiant, en exécutant la
Constitution décrétée par ses représentants,
le peuple français reconnut l'inviolabilité qui m’y était
accordée. Il reconnut que je ne pouvais être accusé que
pour des délits postérieurs à ma déchéance.
Il les lia par cette disposition aussi bien que les autorités
constituées; puisqu’elle ne lui avait pas expressément
réservé le droit de me rechercher en vertu de sa
souveraineté, pour des délits antérieurs.
Non, la nation n'était pas liée par l'inviolabilité
royale, elle ne pouvait même pas l’être; il n’existait pas de
réciprocité entre la nation et le roi. Louis XVI
n’était roi que par la Constitution : la nation était souveraine
sans Constitution et sans roi. Elle ne tient sa souveraineté que de
la nature; elle ne peut l’aliéner un seul instant. Ce principe
éternel était rappelé dans la Constitution même.
Or, la nation ne l'aurait-elle pas aliénée, cette
souveraineté, si elle avait renoncé au droit d'examiner, de
juger toutes les actions d’un homme qu'elle aurait mis à la tête
de son administration ?
Il était inviolable aussi par la constitution, le corps législatif.
Il était indépendant du roi et de toutes les autres autorités
constitués, aucun de ses membres ne pouvait être criminellement
poursuivi devant les tribunaux, sans qu'il l'eût ordonné par
un décret formel; mais s'il avait abusé de cette
inviolabilité, de cette indépendance, et que la nation se fût
levée pour l’interroger sur ses malversations, pensez-vous qu'il lui
eût suffi d'alléguer une prérogative qui lui avait
été concédée, non pas pour lui, mais pour
l'intérêt général ?
L’inviolabilité du roi ainsi que celle du corps législatif,
était destinée à prévenir les entreprises de
l'un sur l'autorité de l'autre. De là devait naître un
équilibre qu'on avait supposé nécessaire pour le maintien
de la liberté.
D’après ces principes, et si le roi avait été fidèle
à ses devoirs, il avait le droit d'appeler la puissance nationale
contre toute entreprise qui aurait menacé son inviolabilité;
mais appelé lui-même devant le tribunal de la nation, comment
et sous quel prétexte pourrait-il invoquer aujourd'hui une
inviolabilité qu'il n'avait reçue que pour la défendre,
et dont il ne s'est servi que pour l'opprimer ?
Mais Louis XVI n'a-t-il pas été jugé ? N'a-t-il pas
été puni par la privation du sceptre constitutionnel ? Peut-il
être soumis à un second jugement, à une seconde peine
? Cette objection, si on la fait, ne sera pas exacte.
Si la Constitution devait subsister, et que le corps législatif eût
prononcé la déchéance de Louis XVI, conformément
à cet acte qui lui donnait un successeur, cette déchéance
serait une peine, et la constitution résisterait à une peine
ultérieure. Mais la nation, qui a le droit imprescriptible de changer
sa constitution, a chargé ses représentants d’en construire
une nouvelle.
Investis de la plénitude de son pouvoir, vous n'avez pas dit que Louis
XVI était indigne d'être roi, mais vous avez dit qu'il n'y avait
plus de roi en France. Ce n'est pas parce que Louis XVI était coupable
que vous avez aboli la royauté, mais parce qu'il n'y a pas de
liberté sans égalité, ni d’égalité sans
république...."
(On applaudit)
"...Vous n’avez donc ni jugé, ni puni Louis XVI : vous n’avez pas
même envisagé en cela sa personne. Il n’était roi que
par le bienfait d’une constitution monarchique; il a tout naturellement
cessé de l'être par le premier élan de la nation vers
une constitution républicaine.
Mais on vous contestera même la possibilité de condamner Louis
XVI à une peine : on vous rappellera a la déclaration des droits;
on vous dira que nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi
établie et promulguée antérieurement au délit
et légalement appliquée. On vous demandera où est
la loi qui pouvait être appliquée aux crimes dont Louis XVI
est prévenu. Où est la loi ? Elle est dans le code pénal.
C'est la loi qui punit les prévarications des fonctionnaires publics,
car vous savez que Louis XVI n’était aux yeux de la loi que le premier
des fonctionnaires. C’est la loi qui frappe les traîtres et les
conspirateurs. C’est la loi qui appesantit son glaive sur la tête de
tout homme assez lâche ou assez audacieux pour attenter à la
liberté sociale.
En vain dira-t-on que ces lois, venant à la suite et en exécution
de l’acte constitutionnel, n’étaient pas applicables aux crimes d’un
roi que cet acte déclarait inviolable. Sans doute elles ne pouvaient
pas être appliquées par les autorités que la constitution
avait placées au-dessus d’un roi, mais cette prérogative royale
était évidemment nulle devant la nation.
Est-ce d'ailleurs dans le nouveau code français seulement que ces
lois se retrouvent ? N'existaient-elles pas de tous les temps et dans tous
les pays ? Ne sont-elles pas aussi anciennes que les sociétés
?
Partout les rois n'ont été créés que pour faire
exécuter les lois communes à tous, que pour protéger,
par la direction des forces sociales, les propriétés, la
liberté, la vie de chacun des associés, et garantir de
l’oppression la société entière. Partout ils ont dû
être inviolable, dans ce sens que les offenser, c’eût été
offenser la nation qu’ils représentaient. Mais s’ils violaient leurs
serments, s’ils offensaient eux-mêmes la nation dans ses droits
suprêmes ou dans ceux de ses membres, s'ils tuaient la liberté
au lieu de la défendre, la nation n’avait-elle pas, par la nature
même des choses, le droit impérissable de les appeler devant
son tribunal, et de leur faire subir la peine des oppresseurs ou des brigands
? Chez les Celtes nos ancêtres, le peuple se réservait toujours
le droit contre le prince. Mais pourquoi cette réserve ? Le droit
qu’a toute nation de juger et de condamner ses rois, n’est-il pas une condition
nécessairement inhérente à l'acte social qui les plaça
sur le trône ? N'est-il pas une conséquence éternelle,
inaliénable de la souveraineté nationale ?
Quand un citoyen français arrêta sur les bords de la
Seine-Inférieure le cercueil de Guillaume-le-Conquérant, en
l'accusant de lui avoir pris son terrain, et ne laissa porter le corps de
ce prince dans le lieu de sa sépulture, qu’après qu’on ait
eut restitué sa propriété; quand Don Henri, jugé
par les États de Castille, subit d'abord en effigie, et ensuite en
réalité, la dégradation la plus ignominieuse; quand
Jeanne de Naples fut poursuivie criminellement comme meurtrière de
son époux; quand les rois français, cités devant des
assemblées d'évêques et de seigneurs qui se disaient
les représentants de la nation, y étaient déposés
et condamnés à avoir les cheveux coupés, et à
passer le reste de leur vie dans un couvent; quand don Alphonse et un fils
de Gustave Wasa furent déclarés déchus de leur trône,
et privés pour jamais de leur liberté, le premier, par les
États de Portugal; le second, par les États de Suède;
quant Charles Ier perdit la tête sur un échafaud; quand tous
ces princes et tant d'autres expièrent leurs crimes par une fin honteuse
ou tragique, il n'y avait pas de lois expresses qui eussent spécifié
la peine des rois coupables : mais il est de la nature même de la
souveraineté nationale de suppléer, s'il le faut, au silence
des lois écrites, de déployer l'appareil des supplices
attachés à la violation de son premier acte social, ou d'appliquer
aux crimes des rois les peines relatives aux crimes des autres citoyens.
Tous les rois de l’Europe ont persuadé à la stupidité
des nations qu'ils tiennent leur couronne du ciel. Il les ont accoutumées
à les regarder comme des images de la Divinité qui commande
aux hommes; à croire que leur personne est inviolable et sacrée,
et ne peut être atteinte par aucune loi.
Eh bien ! Si la nation espagnole, par exemple, éclairée par
le génie français, se levait enfin, et disait à son
roi : « Je ne me donnai originairement des rois que pour être
les exécuteurs de mes volontés; ils abusèrent de la
puissance que je leur avais confiée; ils devinrent despotes : je vais
me ressaisir de ma souveraineté; je la soumis à une constitution
qui devait garantir mes droits; tous les ans, dans des assemblées
de représentants, j’expliquais mes intentions sur la paix ou la guerre,
sur l’impôt, sur toutes les branches d’administration; dans
l’intervalle, un magistrat opposait, en mon nom, une barrière
perpétuelle à l’extension de l’autorité royale. Un tyran
renversa toutes mes lois conservatrices : je voulus les rétablir;
mais je fus écrasée par la puissance extérieure de
Charles-Quint. Après l’extinction de sa race en Espagne, j’aurais
pu recouvrer ma liberté; mais les forces redoutables de deux maisons
rivales ne me laissèrent que le choix d’un nouveau tyran. Enfin, je
suis libre. Vient devant mon tribunal; viens y rendre compte de toutes les
actions royales ». Citoyens, croyez-vous que l'impunité dont
Charles IV a joui jusqu’à ce jour, fût un titre pour le soustraire
a ce tribunal national ?
Si le peuple autrichien, si le peuple hongrois se levait aussi, et disait
à François II : « Non content de perpétuer sur
moi le despotisme de tes ancêtres, tu es allé attaquer la
liberté dans son pays natal. Les Français s’étaient
déclarés les amis de tous les peuples, et tu m'as exposé
à leur haine, à leur exécration. De peur que la
liberté n'arrivât jusqu'à moi, tu as voulu la bannir
de la terre entière. Tu as prostitué mes subsistances et mon
sang à cet infâme projet. Tu m'as forcé de défendre
la cause des tyrans contre la cause des nations. Lâche infracteur des
droits de la nation, du droit des gens, des droits éternels des peuples,
il ne te reste que la honte des attentats avortés. Mais penses-tu
que, réveillé enfin de mon assoupissement, je veuille plus
longtemps partager ton infamie ? Il m'importe de me laver de l'opprobre dont
tu m'as couvert aux yeux des Français et de toutes les nations; et
ce n’est que dans ton sang que je puis le laver ».
Je vous le demande encore, citoyens, croyez-vous que le despotisme de Hongrie
eût le droit d'opposer à cette justice nationale le fantôme
de son inviolabilité, ou le silence des lois écrites sur les
crimes des tyrans?
Mais Louis XVI est-il donc dans une position plus favorable ? Quel est le
forfait, quel est l'attentat qu'il n'ait pas commis ou protégé
contre les bases de l'institution sociale et contre les propriétés
et les personnes ? Lorsque la nation française se réveilla,
pour la première fois, en 1789, au lieu de le punir, comme elle le
pouvait, comme elle le devait, elle eut la générosité
de le maintenir sur le trône; elle voulut le rendre juste à
force de bienfaits. Dans le premier ordre des articles constitutionnels,
elle déclara la personne du roi inviolable et sacrée.
La constitution était achevée au mois de juin 1791, Louis XVI
en avait accepté tous les articles, lorsqu’il partit avec une
précipitation et une clandestinité qui annonçaient
l'intention de s'aller joindre aux despotes qui déjà
menaçaient la liberté en France. Le corps constituant lui demanda
compte de sa fuite et de ses projets. Louis XVI répondit par des
suppositions démenties par ses écrits; mais par cela même
il reconnut que le corps constituant avait le droit de le juger et de le
punir.
Il fut en effet question de le juger. Ses partisans alléguèrent,
son inviolabilité déjà décrétée;
ils épuisèrent tout leur zèle et tous leurs efforts
pour prouver que le maintien de cette inviolabilité était
nécessaire à celui de la liberté; mais ce motif et cet
objet ne se référaient, comme je l'ai déjà
rappelé, qu’à la prétendue nécessité de
rendre le pouvoir exécutif indépendant du corps législatif;
jamais ils ne prétendirent que cette inviolabilité,
déjà consacrée, pût être opposée
à une assemblée revêtue de tous les pouvoirs de la nation.
Ils n'auraient pas même pu se permettre une assertion semblable, sans
se mettre en contradiction avec la marche du corps constituant qui avait
fait arrêter le roi à Varennes, et qui l'avait suspendu de ses
fonctions, qui lui avait ordonné de répondre par écrit
sur l'objet de sa fuite, et qui n'aurait eu le droit de prendre aucune de
ses mesures s'il n'avait pas jugé que le principe de l'inviolabilité
royale devait fléchir devant le tribunal souverain.
Louis XVI accepta de nouveau la constitution en masse; mais cette dernière
acceptation était-elle plus franche que ses acceptations partielles,
ou n’étaient-elles toutes qu'un jeu pour se maintenir sur le trône,
et se ménager le pouvoir de relever le despotisme sur les débris
de cette même constitution ? Avez-vous oublié la fameuse
protestation du 21 juin ? Il annonçait qu'il n’était pas libre,
que toutes ses acceptations jusqu'alors avaient été forcées.
C'était donner aux puissances étrangères le signal de
venir à son secours. Elles n'arrivaient pas assez tôt. Il voulait
se rendre lui-même auprès d'elles pour presser leurs
préparatifs et leur marche.
Que fit-il après l'acceptation générale du mois de
septembre, pour détruire au dehors l'effet de cette protestation ?
Si, au lieu de rappeler, contenir ou déjouer ses frères et
les autres émigrés, qui depuis les premiers instants de la
révolution mendiaient en son nom la coalition des despotes, il les
soudoya avec les bienfaits de la nation, et paralysa toutes les mesures
précautionelles du corps législatif; si, au lieu de prévenir
ou d'arrêter l'invasion prussienne et autrichienne, il organisa la
trahison dans toutes les places limitrophes et intérieures, n'en
faudrait-il pas conclure qu'après son acceptation, comme auparavant,
il aurait été constamment en guerre avec la nation ? Et il
viendrait aujourd'hui opposer à la justice cette constitution par
laquelle il n'aurait jamais voulu être lié lui même; cette
constitution dont il ne se serait servi que pour faire inonder de sang le
territoire français, et préparer l'exécution de ses
complots contre la liberté !
Quoi ! Si un tyran avait poignardé ma femme ou mon fils, il n'est
pas de constitution qui pût ou me punir de m'être laissé
entraîner par ce premier mouvement de l'âme qui m'aurait
commandé de répondre aux cris de leur vengeance par la mort
de leur assassin, ou m'empêcher d'appeler sur sa tête l'animadversion
des lois divines et humaines parce que les droits et les devoirs de la nature
sont d'un ordre supérieur à toutes les institutions; et tout
un peuple, dont les droits sont également fondés sur les bases
sacrées de la nature, n'aurait pas le droit de se venger de la perfidie
d'un homme qui, ayant accepté la mission d'exécuter ses lois
suprêmes avec le pouvoir nécessaire pour la remplir, en aurait
abusé pour se constituer son oppresseur et son meurtrier.
Citoyens, pensez-vous qu'il vous soit permis de vous écarter de ce
grand principe de justice naturelle et sociale ? Vos devoirs ne sont-ils
pas tracés sur tous les objets qui vous environnent, soit au loin,
soit immédiatement ? Ne sont-ils pas tracés sur les cendres
encore fumantes de la courageuse cité de Lille, sur les portes de
Longwy et de Verdun, marquées du sceau de la trahison et de l'infamie,
sur les insultes exercées par une inondation de cannibales qui n'ont
pu soutenir un seul instant les regards des soldats de la liberté,
mais qui, pendant quelques jours, avaient été forts des perfidies
imputées à Louis XVI ? N'avez-vous pas encore sous vos yeux
l'empreinte du plomb parricide qui, dans la journée du 10 août,
menaçait la nation jusque dans le sanctuaire de ses lois ? N'entendez-vous
pas retentir au fond de vos coeurs la voix des citoyens qui périrent
devant le château des Tuileries, et les réclamations de tant
d'autres nouveaux Décius, qui, en s'immolant pour la patrie, ont
emporté dans leur tombeau l'espoir d'être vengés ?
N'entendez-vous pas toute la république vous rappeler que c'est là
un des premiers objets de votre mission ? Ne voyez-vous pas toutes les nations
de l'univers, toutes les générations présentes et futures
se presser autour de vous et attendre avec une silencieuse impatience que
vous leur appreniez si celui qui fut originairement chargé de faire
exécuter les lois, a jamais pu se rendre indépendant de ceux
qui firent les lois; si l’inviolabilité royale a le droit d'égorger
impunément les citoyens et les sociétés; si un monarque
est un dieu dont il faut bénir les coups, ou un homme dont il faut
punir les forfaits ?..."
(On applaudit)
"... Louis XVI est jugeable. Il doit être jugé pour les crimes
qu'il a commis sur le trône. Mais par qui et comment doit-il être
jugé ? Le renverrez-vous devant le tribunal du lieu de son domicile,
ou devant celui du lieu où ses crimes ont été commis
? Ceux qui ont proposé ce mode au comité de législation,
disaient que Louis XVI ne doit plus jouir d'aucun privilège. Puisque
l'inviolabilité constitutionnelle, ajoutent-ils, ne peut pas le mettre
à l'abri d'être jugé, pourquoi serait-il distingué
des autres citoyens, soit pour le mode de son jugement, soit pour la nature
du tribunal ?
On répondit que tous les tribunaux actuellement existants ont
été créés par la constitution; que l'effet de
l'inviolabilité du roi était de ne pouvoir être jugé
par aucune des autorités constituées; que cette inviolabilité
ne disparaissait que devant la nation; que la nation seule avait le droit
de rechercher Louis XVI pour des crimes constitutionnels, et que par
conséquent il faut ou que la Convention nationale prononce elle-même
sur ses crimes, ou qu'elle le renvoie à un tribunal formé par
la nation entière.
Alors le comité n'a plus balancé qu'entre les deux dernières
propositions. Ceux qui ne voulaient pas que la Convention nationale jugeât
elle-même Louis XVI, ont présenté un projet qui a
été longtemps débattu. Selon ce projet, la Convention
nationale exercerait les fonctions de juré d'accusation; elle nommerait
six de ses membres, dont deux rempliraient auprès d'elle les fonctions
de directeurs de jury, et les quatre autres poursuivraient l'accusation si
elle était admise. Louis XVI serait conduit à la barre; les
deux directeurs exposeraient en sa présence les chefs d'accusation;
analyseraient les pièces, et présenteraient l'acte qui doit
en être le résultat. Louis XVI pourrait dire, ou par lui-même,
ou par les conseils dont il serait assisté, tout ce qu'il jugerait
utile à sa défense. Ensuite l’assemblée admettrait ou
rejetterait l'accusation.
Si l'accusation était admise, les quatre membres de la Convention
destinés à faire les fonctions de grands procurateurs,
poursuivraient l'accusation devant un tribunal et un jury qui seraient
formés l'un et l'autre de la manière suivante : Les corps
électoraux nommeraient dans chaque département deux citoyens
chargés de faire les fonctions de jurés. La liste de cent
soixante-six jurés serait présentée à Louis XVI,
qui aurait la faculté d’en rejeter quatre-vingt-trois. S'il n'usait
pas de cette faculté, la réduction serait opérée
par le sort. Le tribunal serait composé de douze jurés tirés
au sort parmi les présidents des tribunaux criminels des
quatre-vingt-trois départements. Le jury donnerait sa déclaration
à la pluralité absolue des suffrages. Le tribunal appliquerait
la peine. Il faudrait prévoir le cas du partage. Le comité
a rejeté ce projet, et a préféré celui de faire
juger Louis XVI par la Convention nationale elle-même.
Mais comment doit-elle le juger ? On a proposé au comité un
mode qui tend à porter dans la Convention nationale les diverses formes
indiquées par la loi pour le jugement des accusés. D'après
ce mode, il faudrait d’abord nommer, par la voie du sort, ceux des
députés qui devraient remplir les fonctions de directeurs du
jury d'accusation, celles d'accusateurs publics, celles de juges. Ensuite,
les autres membres de la Convention seraient placés, par la voie du
sort, on dans le jury d'accusation ou dans le jury de jugement. Ce mode n'a
d'autre mérite que celui d'éviter à l'accusé
de retrouver les mêmes individus exerçant, dans le cours de
son procès, deux fonctions différentes.
Mais est-il vrai que la Convention nationale, si elle se détermine
à juger elle-même Louis XVI, doive s’assujettir aux formes
prescrites par les procès criminels ?
On reproche au parlement d'Angleterre d'avoir violé les formes; mais,
à cet égard, l'on ne s'entend pas communément, et il
est essentiel de fixer nos idées sur ce procès célèbre.
Charles Stuart était inviolable comme Louis XVI; il avait trahi la
nation qui l'avait placé sur le trône indépendant de
tous les corps établis par la constitution anglaise, il ne pouvait
être accusé ni jugé par aucun d'eux; il ne pouvait
l'être que par la nation.
Lorsqu'il fut arrêté, la chambre des pairs était toute
dans son parti, elle ne voulait que sauver le roi et le despotisme royal.
La chambre des communes se saisit de l'exercice de toute l'autorité
parlementaire, et sans doute elle en avait le droit dans les circonstances
où elle se trouvait. Mais le parlement lui-même n'était
qu'un corps constitué. Il ne représentait pas la nation dans
la plénitude de sa souveraineté. Il ne la représentait
que par la constitution. Il ne pouvait donc ni juger le roi, ni
déléguer le droit de le juger. Il devait faire ce qu'a fait
en France le corps législatif. Il devait inviter la nation anglaise
à former une Convention. Si la chambre des communes avait pris ce
parti, c'était la dernière heure de la royauté en
Angleterre. Jamais ce célèbre publiciste, qui serait le premier
des hommes s'il n'avait prostitué sa plume a l'apologie de la monarchie
et de la noblesse, n'aurait eu le prétexte de dire que « ce fut
un assez beau spectacle de voir les efforts impuissants des Anglais pour
rétablir parmi eux la république, de voir le peuple
étonné cherchant la démocratie et ne la trouvant nulle
part; de le voir enfin, après bien des mouvements, des chocs et des
secousses, forcé de se reposer dans le gouvernement même qu'il
avait proscrit ». Malheureusement la chambre des communes était
dirigée par le génie de Cromwell, qui, voulant devenir roi
sous le nom de Protecteur, aurait trouvé dans une Convention
nationale le tombeau de son ambition.
Ce n'est donc pas la violation des formes prescrites en Angleterre pour les
jugements criminels, mais c’est le défaut d'un pouvoir national,
c’est le protectorat de Cromwel, qui a jeté sur le procès de
Charles Stuart cet odieux qu’on trouve retracé dans les écrits
les plus philosophiques. Charles Stuart méritait la mort; mais son
supplice ne pouvait être ordonné que par la nation ou par un
tribunal choisi par elle.
Dans le cours ordinaire de la justice, les formes sont considérées
comme la sauvegarde de la fortune, de la liberté, de la vie des citoyens;
c'est que le juge qui s'en écarte ou qui les enfreint peut être
accusé avec fondement, ou d'ignorer les principes de la justice, ou
de vouloir substituer sa volonté et ses passions à la volonté
de la loi. Mais le grand appareil des procédures criminelles serait
évidemment inutile si la société prononçait
elle-même sur les crimes de ses membres; car une société
qui fait elle-même ses lois ne peut être soupçonnée,
ni d'ignorer les principes de justice par lesquels elle a voulu être
régie, ni de vouloir se laisser entraîner par des passions
désordonnées envers les membres qui la composent.
Des tribunaux particuliers, distribués sur diverses parties de
l’empire, peuvent être mus et conduits par des intérêts
locaux, par des motifs singuliers, par des vengeances personnelles. C'est
pour prévenir ces inconvénients, autant qu'il est possible,
qu’on a distingué, séparé les fonctions qui doivent
préparer ou administrer la justice, qu'on a introduit les
déclinatoires, les récusations, et toutes ces formes qui
circonscrivent les tribunaux dans les cercles qu'il ne leur est pas permis
de dépasser.
Mais ces considérations particulières disparaissent devant
une société politique : si elle est intéressée
à punir ses membres lorsqu'ils sont coupables envers elle, elle
l’est plus encore à les trouver tous innocents. Sa gloire, ainsi que
sa force, est à les conserver tous, à les environner tous
également de son amour, de sa protection, à moins qu’ils s’en
soient visiblement rendus indignes, ou qu’ils n’aient provoqué sa
vengeance par des actes destructifs de l’intérêt
général. Une société qui, en prononçant
sur le sort d’un de ses membres, se déterminerait par des motifs non
puisés dans l'intérêt de tous, tendrait évidemment
à sa destruction, et un corps politique ne peut jamais être
supposé vouloir se nuire à lui-même.
Or, la Convention nationale représente entièrement et parfaitement
la république française. La nation a donné pour juges
à Louis XVI les hommes qu'elle a choisis pour agiter, pour décider
ses propres intérêts, les hommes à qui elle a confié
son repos, sa gloire et son bonheur, les hommes qu'elle a chargés
de fixer ses grandes destinées, celles de tous les citoyens, celles
de la France entière.
A moins que Louis XVI ne demande des juges susceptibles d'être corrompus
par l'or des cours étrangères, pourrait-il désirer un
tribunal qui fût censé moins suspect ou plus impassible ?
Prétendre récuser la Convention nationale ou quelqu'un de ses
membres, ce serait vouloir récuser toute la nation, ce serait attaquer
la société jusque dans ses bases. Qu'importent ici les actions
ou les opinions qui ont préparé l'abolition de la monarchie
? Tous les Français partagent votre haine pour la tyrannie, tous abhorrent
également la royauté, qui ne diffère du despotisme que
par le nom. Mais ce sentiment est étranger à Louis XVI. Vous
avez à prononcer sur les crimes d'un roi; mais l'accusé n'est
plus roi : il a repris son titre originel, il est homme. S'il fut innocent,
qu'il se justifie; s'il fut coupable, son sort doit servir d'exemple aux
nations...."
(On applaudit)
"...Le jugement que vous porterez sur le ci-devant roi doit-il être
soumis à la ratification de tous les citoyens réunis en
assemblées de communes ou en assemblées primaires ? Cette question
a été encore agitée dans votre comité : il croit
qu'elle doit être rejetée.
A Rome, les consuls jugeaient toutes les affaires criminelles : lorsqu'il
s'agissait d'un crime de lèse-majesté populaire, ou seulement
d'un délit qui fût de nature à mériter une peine
capitale, la sentence devait être soumise au peuple qui condamnait
ou absolvait en dernier ressort.
A Sparte, quand un roi était accusé d’avoir enfreint les lois
ou trahi les intérêts de la patrie, il était jugé
par un tribunal composé de son collège, du sénat et
des éphores, et il avait le droit d’attaquer le jugement par un appel
au peuple assemblé.
Mais ni les consuls de Rome, ni les rois, le sénat et les éphores
de Sparte, n’étaient revêtus d'une représentation
véritablement nationale. Ils étaient si éloignés
d’avoir ou de mériter le plein exercice de cette souveraineté
populaire, dont la Convention nationale se trouve investie !
D'ailleurs, ce qu'on appelait le peuple romain ou le peuple spartiate
n'était que le peuple d'une ville régnant sur toutes les provinces
de la république. Or, quelque nombreux que fût ce peuple
renfermé dans des murs communs, il lui était possible de se
réunir, de discuter, de délibérer, de juger; et c'est
ce qui n'est point praticable pour le peuple français.
Mais s'il ne peut pas se réunir, comment voulez-vous lui soumettre
un jugement ? Comment pourrait-il prononcer lui-même un jugement ?
Le peuple français n'aura pas besoin de se réunir en masse
pour accepter ou refuser la constitution que vous lui présenterez.
Chaque citoyen en interrogeant son coeur, y trouvera ce qu’il devra
répondre. Mais pour prononcer sur la vie d'un homme, il faut avoir
sous les yeux les pièces de conviction, il faut entendre
l’accusé, s'il réclame le droit naturel de parler lui-même
à ses juges; ces deux conditions élémentaires, qui ne
pourraient pas être violées sans injustice, sont tellement
impossibles à remplir que je me dispense de rappeler une infinité
d'autres considérations qui vous forceraient également à
rejeter le projet de soumettre votre jugement à la ratification de
tous les membre de la république.
Je n'ai rien dit de Marie-Antoinette..."
(On applaudit.)
"... Elle n'est point dans le décret qui a commandé le rapport
que je vous fais au nom du comité. Elle ne devait ni ne pouvait y
être. D'où lui serait venu le droit de faire confondre sa cause
avec celle de Louis XVI ? La tête des femmes qui portaient le nom de
reine, en France, a-t-elle jamais été plus inviolable ou plus
sacrée que celle de la foule des rebelles ou des conspirateurs ? Quand
vous vous occuperez d'elle, vous examinerez s'il y a lieu de la
décréter d'accusation, et ce n'est que devant les tribunaux
ordinaires que votre décret pourra être envoyé..."
(On applaudit.)
"...Je n'ai pas non plus parlé de Louis-Charles. Cet enfant n'est
pas encore coupable. Il n'a pas encore eut le temps de partager les
iniquités des Bourbons. Vous avez à balancer ses destinées
avec l'intérêt de la république.
Vous aurez à prononcer sur cette grande opinion échappée
du coeur de Montesquieu : « Il y a dans les États où l'on
fait le plus de cas de la liberté, des lois qui la violent contre
un seul ... Et j'avoue, ajoute-t-il, que l'usage des peuples les plus libres
qui aient jamais été sur la terre me fait croire qu'il y a
des cas où il faut mettre pour un moment un voile sur la liberté,
comme l'on cache les statues des dieux ».
L'époque n'est peut-être pas éloignée où
les précautions des peuples libres seront plus nécessaires.
L'ébranlement des trônes qui paraissaient les mieux affermis;
l'active et bienfaisante prospérité des armées de la
république française; l'électricité politique
qui travaille l'humanité entière, tout annonce la chute prochaine
des rois et le rétablissement des sociétés sur leurs
bases primitives. Alors les tyrans qui pourront échapper à
la vengeance des peuples, ou dont la punition exemplaire ne sera plus
commandée par l’intérêt du genre humain, pourront
tranquillement promener leur opprobre. Alors ces tyrans, et tous ceux qui
pourraient être tentés de les imiter, ne seront pas plus à
craindre que Denys à Corinthe.
Voici les bases du décret que le comité m'a chargé de
vous présenter.
- Louis XVI peut être jugé;
- Il sera jugé par la Convention nationale;
- Trois commissaires pris dans l'assemblée seront chargés de
recueillir toutes les pièces, renseignements et preuves relatifs aux
délits imputés à Louis XVI;
- Les commissaires termineront le rapport énonciatif des délits
dont Louis XVI se trouvera prévenu;
- Si cet acte est adopté, il sera imprimé, communiqué
à Louis XVI et à ses défenseurs, s'il juge à
propos d'en choisir;
- Les originaux des mêmes pièces, si Louis XVI
- en demande la communication, seront portés au Temple, après
qu'il en aura été fait, pour rester aux archives, des copies
collationnées, et ensuite rapportées aux archives nationales
par douze commissaires de l'assemblée qui ne pourront s'en dessaisir
ni les perdre de vue;
- La Convention nationale fixera le jour auquel Louis XVI comparaîtra
devant elle;
- Louis XVI, soit par lui soit par ses conseils, présentera sa défense
par écrit et signée de lui, ou verbalement;
- La Convention nationale portera son jugement par appel nominal.
(Le rapporteur descend de la tribune au milieu des applaudissements unanimes
et réitérés de l'assemblée et des
spectateurs. On demande l'impression du rapport, l'envoi aux
départements et à l'armée).
(...)
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