La volonté des Français (dit-il) est
prononcée. La liberté et l’égalité sont leurs
biens suprêmes; ils sacrifieront tout pour les conserver. Ils ont en
horreur les crimes des nobles, l’hypocrisie des prêtres, la tyrannie
des rois. Des rois ! Ils n’en veulent plus. Ils savent que hors de la
République, il n’est point de liberté. La seule idée
d’un fonctionnaire public héréditaire leur rappelle le danger
de son influence corruptrice. Un être aussi différent des autres
ne peut exister parmi des hommes dont les devoirs sont égaux. Toute
la France court aux armes; il s’agit de combattre des rois conspirateurs.
L’énergie du peuple est extrême; avec elle, on peut tout faire.
La patrie est sauvée, si cette énergie se dirige au même
but, si les forces se réunissent; cette réunion semble difficile
à l’instant. Une multitude de traîtres cachés et
soudoyés soufflent la discorde en semant les défiances; ils
trompent les citoyens, et les déterminent à des actes qui nuisent
à la chose publique, lorsque ceux qui les font croient la servir.
J’ai employé de grands moyens pour déjouer
ces manoeuvres; j’ai multiplié les lettres circulaires, j’ai
favorisé la distribution des écrits qui m’ont paru les plus
propres à éclairer mes concitoyens sur la situation des choses,
sur leurs vrais intérêts. J’ai peut-être eu quelques
succès, mais le grand moyen pour réunir tous les esprits, celui
qui va produire le plus grand effet, parce que les intentions du peuples
sont pures, la Convention nationale l’a saisi en proclamant la République.
Ce mot sera le signal d’alliance des mais de la patrie, la terreur de tous
les traîtres. Lassé d’une suite de trahisons, le peuple
répugne à donner sa confiance. Cependant, s’il continue à
méconnaître les autorités qu’il a érigées
lui-même, j’ose lui dire la vérité toute entière;
il se perd, et l’Etat périt. Un ennemi puissant est sur notre territoire;
ses efforts sont concertés, ses vues profondes, ses plans
désastreux. Les Français ne doivent voir que lui, ne songer
qu’à lui pour le vaincre et le repousser loin de la terre des hommes
libres. Paris a donné le signal de l’action au reste de l’empire,
dans toutes les grandes circonstances: ses habitants ont abattu le despotisme,
prévenu ses fureurs, déjoué tous ses plans; leur agitation
a brisé ses forces; mais elle doit finir avec lui. Si l’agitation
survit à cet ennemi intérieur, elle prend sa place pour produire
des effets non moins funestes: la France se déchire, tout se
désorganise: ce danger est extrême. Paris qui a tout fait pour
le bien de l’empire, pourrait-il devenir la cause de ses malheurs ? Non,
la Convention nationale va faire prendre à l’état des choses
une face toute nouvelle. Les membres qui y siègent connaissent, comme
moi, les dangers que je viens d’exposer. Il me serait inutile de
m’étendre davantage sur un sujet qui répugne mon coeur; mais
j’ai cru devoir dire de grandes vérités; elles intéressent
le salut de mon pays, et jamais la crainte ne m’a arrêté, quand
j’ai cru mes discours ou mes actions capables de le servir.
La loi actuelle est bien la loi du peuple: il doit
au moins provisoirement reconnaître son propre ouvrage. Dans les
décrets qui émaneront de la Convention nationale, nulle crainte
ne peut plus éloigner son obéissance à la loi. Le pouvoir
exécutif doit donc être revêtu d’une grande force. Les
ministres ne peuvent plus être suspects. Leur cause est commune avec
celle de leurs concitoyens.
Quiconque refusera son obéissance à la
loi, sera un homme perfide ou égaré. Dans les deux cas, sa
résistance peut perdre l’Etat. Il faudra donc le réprimer et
le punir. La raison dirigera certainement la grande majorité des
Français; et c’est à sa force que devra céder la
minorité. Ce n’est qu’avec un gouvernement vigoureux que les états
libres se soutiennent. Cette vérité est surtout applicable
à un peuple de 25 millions d’hommes, à un temps de dangers
publics, et à une époque où toutes les ressources nationales
doivent se déployer pour terrasser à la fois la fureur de
l’anarchie et la coalition des despotes.
Cette idée me conduit à une autre, et
dont je crois devoir l’expression à l’Assemblée nationale.
Investie de la confiance publique, elle peut tout sans doute. Il n’est rien
qu’elle ne doive attendre de ce ressort, le plus puissant de tous les ressorts
politiques, le seul qui doive agir sur un peuple libre dans les temps ordinaires;
mais celui où nous sommes n’est pas de cette classe. La Convention
nationale pourrait être entourée de mouvements contre lesquels
ce ressort serait impuissant. Il faut donc qu’elle puisse s’environner
d’une force armée imposante. Cette force, pour être plus utile,
doit être composée d’hommes qui n’aient d’autre destination
que le service militaire. Une troupe soldée me paraît le plus
propre à remplir ce but.
Au moment où j’ai été renommé
au ministère, la France éprouvait une commotion
générale. Il n’y a plus de doute que les projets des ennemis
intérieurs ne fussent concertés avec ceux de nos ennemis du
dehors. Si les premiers ont échoué, c’est que l’éveil
des patriotes a été plus prompt qu’ils ne l’avaient cru. Cette
correspondance est prouvée par les troubles des départements
de l’Ardèche, des Deux-Sèvres, par la conspiration de Dussaillant,
et elle aurait eu les effets les plus funestes et les plus terribles. Il
a fallu réunir des forces considérables pour poursuivre les
rebelles rassemblés dans le district de Châtillon. Dans le
département de la Drôme, il a fallu faire le siège d’un
château; dans d’autres départements, des perturbateurs cachés
y ont excité des insurrections plus ou moins fatales. Ces troubles
ont été excités, tantôt par le fanatisme religieux,
et tantôt par la crainte qu’on avait l’art d’inspirer au peuple, sous
le prétexte d’une prochaine disette de subsistances. Ils avaient encore
pour cause l’interprétation arbitraire des lois ou leur silence à
certains égards. L’insurrection presque générale du
peuple français, nécessaire dans son principe, a cependant
bientôt porté dans l’esprit du peuple une propension
désorganisatrice. Les autorités publiques se heurtaient; et
dès mon entrée dans le ministère, j’ai fait prononcer
par le conseil exécutif la suspension de plusieurs administrations.
Cependant toutes celles contre lesquelles il s’était élevé
des réclamations n’ont pas encore été suspendues; les
reproches dont elles étaient l’objet n’étaient pas assez graves
pour motiver à leur égard des actes de sévérité.
Je leur ai écrit avec force et mesure pour leur
rappeler leurs devoirs; mais les plaintes s’étant reproduites dans
les assemblées électorales, plusieurs ont arrêté
de procéder à leur renouvellement; et je me suis trouvé
entre la nécessité de rappeler à ces assemblées
qu’elles s’écartaient des lois, et la considération de
l’utilité de cette mesure, lorsque l’Assemblée a rendu dans
sa sagesse un décret d’autant plus nécessaire qu’il n’y a pas
d’administration où il ne manque la plus grande partie des membres,
par mort, démission, suspension, destitution, ou nomination au corps
législatif. Le peuple attendait avec impatience ce renouvellement.
Dans plusieurs villes, les insurrections n’ont eu pour prétexte que
le peu de confiance qu’on avait dans les administrations. Je ne vous
entretiendrez point des détails de ces insurrections; le soin de la
régénération publique exige que vos regards planent
à la fois sur tous les départements et que leur aspect ne soit
défiguré par aucune irrégularité particulière.
Les hommes qui ont fait appeler à la Convention
nationale les Payne et les Priestley feront sans doute de bons choix, et
l’on doit s’attendre que leur patriotisme et leur discernement porteront
dans les administrations des hommes qui sauront faire respecter les lois,
et retenir tous les individus dans cette heureuse tranquillité
nécessaire au salut de la République. Mais je dois faire part
à la Convention de quelques inconvénients sur lesquels
l’expérience m’a éclairé. Une lutte alarmante s’est
élevée entre les différentes administrations. La plupart
des municipalités sont amies de la liberté; c’est à
elle que l’on doit la propagation de l’esprit public, le triomphe de
l’égalité. Les corps administratifs, au contraire, pensaient
qu’ils ne devaient point fraterniser avec elles. Ils commençaient
à s’ériger en autorité suprême; et beaucoup de
citoyens, qui briguaient les places d’administrateurs, auraient
dédaigné celles de municipaux. Pour détruire cet abus
et établir des relations plus fraternelles entre les municipalités
et les administrations chargées de les surveiller, peut-être
la Convention jugera-t-elle utile que pour être élu par les
corps électoraux dans les administrations supérieures, il faudra
d’abord avoir été nommé par le peuple dans les
administrations municipales.
Depuis ma rentrée dans le ministère,
ma correspondance a été très étendue non seulement
avec les corps administratifs, mais avec les municipalités, et même
avec un très grand nombre de particuliers. Le nombre des lettres que
j’ai reçues est prodigieux. J’ai répondu à toutes;
j’ai donné des solutions et contribué de toutes mes facultés
à assurer partout le triomphe de l’égalité et
l’exécution des lois (On applaudit).
En outre (dit encore le ministre), le mouvement que
la révolution a imprimé aux esprits doit se communiquer aux
choses. L’agriculture et le commerce prendront une activité nouvelle,
et l’énergie de la liberté animera les arts; mais ces progrès
ne peuvent se faire que dans des temps de paix. En attendant, on ne peut
se dissimuler que ces parties sont en souffrance; si nous ne voulons pas
qu’elles dépérissent entièrement, rétablissons
l’ordre intérieur, l’obéissance aux lois, le respect des
propriétés. Il faut la paix au dedans pour faire la guerre
au dehors. Si nous ne réprimions l’anarchie, les citoyens paisibles
resteraient tremblants dans leurs foyers, l’industrie serait suspendue. La
culture des champs, la circulation des subsistances seraient interrompues.
La Convention nationale, par les résolutions fermes et énergiques
qu’elle vient de prendre, a saisi un des plus heureux moyens de rétablir
l’ordre. J’ai envoyé hier dans tous les départements, par des
courriers extraordinaires, son décret qui abolit la royauté,
et celui qui est relatif au respect des personnes et des propriétés.
Je les ai accompagnés d’une lettre circulaire que je vais soumettre
à l’Assemblée.
Nous avons aussi pensé dans le conseil qu’il
convenait de rappeler en ce moment les commissaires que le pouvoir exécutif
avait envoyés dans les départements. Les motifs en sont
énoncés dans le préambule de
l’arrêté.(Roland fait alors lecture de sa lettre circulaire).
Le ministre de l’Intérieur aux corps administratifs.
Le 21 septembre, l’an 4e de la liberté et le 1er de
l’égalité.
La Convention nationale est formée; elle prend
séance, elle vient de s’ouvrir. Français ! Ce moment solennel
doit être l’époque de votre régénération.
Jusqu’à présent, vous avez été, pour la plupart,
simples témoins d’événements qui se préparaient
sans que vous cherchassiez à les prévoir; qui survenaient sans
que vous en calculassiez les suites, et dans le jugement desquels les passions
des individus ont souvent mêlé des erreurs. La masse entière
d’une nation, longtemps opprimée, se soulevait de lassitude et
d’indignation. L’énergie de la capitale frappa la première
ce colosse du despotisme; il s’abaissa devant une constitution nouvelle;
mais il respirait encore, et cherchait les moyens de se rétablir.
Ses efforts multiples l’ont trahi, et ses propres manoeuvres pour anéantir
les effets de la révolution nous ont amené une révolution
dernière et terrible. Dans ces années d’agitations et de troubles,
si de grandes vérités ont été répandues,
si des vertus méconnues des peuples esclaves ont honoré notre
patrie, de honteuses passions l’ont déchirée.
L’orgueil cruel et forcené, nourri par la
féodalité, lui a survécu et s’est irrité de ses
pertes; d’autre part, la résistance à l’oppression a
été suivie de vengeances dont les siècles avaient
accumulé les matériaux. L’égoïsme hideux qui se
promenait tranquillement au milieu des ruines, pour y chercher ce qu’il peut
s’approprier; l’ambition jalouse et hardie, toujours prête à
germer dans les têtes ardentes et peu mesurées, l’habitude
nonchalante et immorale de tant d’hommes viciés par la tyrannie, soit
qu’elle en fit ses agents ou qu’elles les avilit sous son joug, entretenaient
un foyer de corruption dont les effets ont paru ternir quelques époques
de la Révolution. Ce serait une égale injustice que de les
applaudir ou de s’en étonner.
L’instant où les éléments confondus
dans le chaos se rapprochèrent et s’unirent pour former l’univers
dut être celui d’une agitation dans laquelle tout autre que le
Créateur n’eût aperçu que des mouvements incalculables
et désordonnés. Le moment où le génie de la
liberté souffle sur un empire doit offrir quelque chose de comparable,
que la philosophie peut seule calculer. Mais la lumière est faite,
les rayons éclatants animent et colorent les objets; la royauté
est proscrite, et le règne de l’égalité commence.
La France ne sera plus la propriété
d’un individu, la proie des courtisans; la classe nombreuse de ses habitants
industrieux ne baissera plus un front humilié devant l’idole de ses
mains. En guerre avec les rois qui fondent sur elle et veulent la déchirer
pour le bon plaisir de l’un d’entre eux, elle déclare qu’elle ne veut
plus de roi; ainsi, chaque homme, dans son empire, ne reconnaît de
maître et de puissance que la loi. C’est elle dont le joug sacré
est en même temps honorable et doux; c’est elle que les hommes
n’altèrent jamais, et dont l’autorité est toujours plus aimable
et plus salutaire, à mesure qu’on la respecte davantage.
Il ne faut pas nous le dissimuler, autant ce glorieux
régime nous promet de biens, si nous sommes dignes de l’observer,
autant il peut nous causer de déchirements, si nous ne voulons approprier
nos moeurs à ce nouveau gouvernement. Il ne s’agit plus de discours
ou de maximes, il faut du caractère, des vertus. L’esprit de
tolérance, d’humanité de bienveillance universelle, ne doit
plus être seulement dans les livres de nos philosophes; il ne doit
plus se manifester uniquement par ces manières douces ou ces actes
passagers, plus propres à satisfaire l’amour propres de ceux qui les
montrent qu’à concourir au bien général; il faut qu’il
devienne l’esprit national par excellence; il doit respirer sans cesse dans
l’action du gouvernement, dans la conduite des administrés; il tient
à la juste estime de notre espèce, à la noble fierté
de l’homme libre, dont le courage et la bonté doivent être les
caractères distinctifs.
Vous allez, messieurs, proclamer la République,
proclamez donc la fraternité, ce n’est qu’une même chose.
Hâtez-vous de publier le décret qui l’établit, faites-le
parvenir dans toutes les municipalités de votre département;
accusez moi sa réception. Annoncez le règne équitable
mais sévère de la loi. Nous étions accoutumés
à admirer la vertu comme belle, il faut que nous la pratiquions comme
nécessaire; notre condition devenant plus élevée, nos
obligations sont aussi plus rigoureuses. Nous obtenons le bonheur si nous
sommes sages; nous ne parviendrons à le goûter qu’à force
d’épreuves et d’adversités, si nous ne savons pas le mériter.
Il n’est plus possible de le fixer parmi nous, je le répète,
que par l’héroïsme du courage, de la justice et de la bonté;
c’est à ce prix que le met la République.
Signé : Roland, ministre de l’Intérieur.
(L’Assemblée ordonne l’impression de ce rapport. Le ministre sort
de la salle au milieu des plus vifs applaudissements de l’Assemblée
entière).
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