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"Paris, le 30 septembre.
Je sais qu’il ne convient point à la liberté que l’on
s’occupe beaucoup des individus; c’est en mettant les hommes à la
place des choses qu’on substitue bientôt les passions au principes,
et l’idolâtrie au culte de la loi. Dans les grandes combinaisons sociales,
il n’est question de rien moins que du bonheur et de la perfection de
l’espèce pour lesquels l’homme même n’est qu’un instrument.
La Convention vient de prouver qu’elle est pénétrée
de cette vérité importante; j’en rends grâce au ciel,
la liberté de mon pays est assurée; on peut la combattre, mais
elle sortira ferme et brillante des luttes les plus terribles.
Et moi aussi je connais cette vérité; je la porte dans mon
coeur, je l’ai respectée dans toutes mes démarches.
Déjà l’on a fait entendre, et même des écrits
périodiques l’ont exprimé, que le fardeau de la
responsabilité, la crainte des événements, la faiblesse
enfin, me laissaient abandonner le ministère. Hier même, à
la tribune de la nation, j’ai été accusé d’avoir
manqué de courage dans un moment critique. Le devoir du citoyen est
de se rendre au poste où il a été appelé.
L’Assemblée nationale m’avait fait revenir au ministère, et
je m’honorerai toute ma vie de cette nomination du 10 août. Une portion
du souverain me choisit pour son mandataire. Je dus être prêt
à me rendre où le dernier témoignage de confiance
m’indiquer d’aller. Je le dus, parce que cet appel est une loi, parce que,
dans un État libre, ce n’est point à chacun de déterminer
ce à quoi il est propre, c’est à la république de le
juger; et l’envoyer là ou elle estime qu’il lui sera plus utile. Je
le dus, enfin, parce que les idées qu’on attache encore à
l’exercice de quelque pouvoir auraient fait regarder avec scandale la
préférence qui lui aurait été donnée sur
les fonctions honorables de législateur; et que, s’il faut
dédaigniez les interprétations calomnieuses, quand on obéit
à sa conscience, il faut également éviter d’entretenir
des préjugés nuisibles.
Aujourd’hui, des difficultés s’élèvent sur ma nomination.
Avant de les discuter, la Convention a voulu examiner si je ne serai pas
invité à rester au ministère. Elle sentit que cette
invitation dérogerait aux principes rigoureux du républicanisme,
qu’il ne fallait point attacher le salut de l’État à
l’existence d’un homme dans telle place, et qu’on ne devait revêtir
personne de l’espèce d’importance que semblerait lui donner cette
invitation solennelle, dont la force morale serait d’ailleurs, une sorte
de violence qui ne peut être exercée envers quiconque doit encourir
une grande responsabilité.
La Convention a donc manifesté sa sagesse, de même que j’avais
prouvé mon dévouement; mais sa délibération
m’honore, et m’impose de nouveaux devoirs; j’en sens toute l’étendue;
je la mesure sans effroi; le voeu est prononcé; il suffit à
mon courage; il m’ouvre la carrière; je m’y lance avec fierté,
je reste au ministère; je dois y rester, puisque la très grande
majorité de la Convention a manifesté ses intentions à
cet égard. Le voeu des 83 départements est une loi nouvelle
et supérieure à la volonté, encore douteuse, des
électeurs d’un seul département.
J’y reste parce qu’il y a des dangers; je les brave, parce que je n’en crains
aucun dès qu’il s’agit de servir ma patrie. Sans doute beaucoup de
citoyens pourraient aussi bien, et mieux peut-être, remplir les mêmes
fonctions; mais la confiance m’a désigné; elle me retient;
j’obéis à sa voix et je serai digne d’elle. Je sacrifie
l’honneur, bien grand à mes yeux, de coopérer à la formation
d’un gouvernement qui doit être le code du monde; je renonce au repos
que j’ai pu mériter, et qui serait doux à ma vieillesse;
j’achève le sacrifice, je me consacre tout entier, et je me dévoue
jusqu’à la mort. Je sais quelles tempêtes vont se former: les
ennemis de la liberté rugissent vainement autour de nous; ils sentent
que c’est dans notre sein qu’il faut nous attaquer; ils réunissent
tous leurs efforts pour nous déchirer: ils ont répandu
l’alarme; ils éveillent la cupidité; ils profitent des
circonstances pour agiter le peuple; ils l’inquiètent sur les
subsistances, afin d’en arrêter la circulation, de produire la disette
et les soulèvements. Des hommes ardents, peut-être
égarés, prenant leurs passions pour des vertus, et croyant
que la liberté ne peut être bien servie que par eux, en voulant
s’en réserver les premiers avantages, sèment les défiances
contre toutes les autorités qu’ils n’ont pas créées,
dénoncent toutes les personnes qui ne sont pas de leur choix, ne parlent
que de trahisons, ne veulent que des mouvements, paralysent le glaive de
la loi pour lui substituer le poignard des proscriptions; ils se font un
droit de leur audace, un rempart de la terreur qu’ils essaient d’inspirer;
ils veulent de l’autorité, du pouvoir, dont ils se croient seuls capables
de bien user; ils traîneraient à l’anarchie, à la
dissolution, l’empire assez malheureux pour n’avoir pas de citoyens capables
de les reconnaître et de les arrêter.
Combien serait coupable l'individu supérieur par sa force ou ses talents
à cette horde insensée, qui voudrait la faire servir à
ses desseins ambitieux; qui tantôt avec l'air d'une indulgence magnanime
excuserait ses torts, adoucirait ses excès; tantôt avec une
apparente sévérité, s'élèverait adroitement
contre elle, pour lui porter des coups plus funestes; mais toujours la
protégerait en secret, caressant ses erreurs, animant sa colère
et dirigeant ses pas !
Telle a été la marche des usurpateurs, depuis Sylla jusqu'à
Rienzi; tels sont les dangers qui suivent les révolutions; ils n'ont
rien de particulier pour nous, ils tiennent à la nature des choses;
il faut les connaître, les observer, les combattre : voilà le
devoir des fondateurs de la liberté.
On vous a dénoncé des projets de dictature et de triumvirat;
ils ont existé : il s'en forme toujours de pareils au renversement
de la tyrannie : c'est son dernier rejeton, c'est la forme sous laquelle
elle tente de se reproduire, lorsque la haine universelle l'a proscrit; elle
couvre sa face hideuse du masque du patriotisme; mais son allure la trahit;
on voit qu'elle attire à elle pour assujettir, et qu'elle persécute
tous ceux dont elle craint l'oeil pénétrant.
On m'accuse d'avoir manqué de courage, et porté au conseil
l'avis de quitter Paris. Quant à la première partie de cette
proposition, je demanderai où il y eût plus de courage dans
les jours lugubres qui suivirent le 2 septembre, à dénoncer
les assassinats, ou à protéger les assassins ? On sait quel
devoir j'ai rempli, quel sort m'avait été préparé,
avec quelle fermeté je l'ai attendu.
Quant à la seconde partie de la proposition, je le nie hautement,
et j'appelle en témoignage mes collègues inculpés avec
moi; il est faux qu'aucun de nous ait émis l'avis de quitter Paris;
mais ce qui est exact, ce qui était sage et nécessaire, c'est
que nous avons traité la question de savoir si, dans le cas de l'approche
des ennemis de Paris, il y aurait à prendre des mesures relatives
au salut général de l'empire; si la sortie de l'Assemblée,
du trésor national, du pouvoir exécutif et du roi même,
qui appartiennent à toute la France, serait dans le nombre de ces
mesures; et si le salut de Paris ne serait pas plus assuré par la
sortie de ces objets, dont l'envahissement, la dispersion ou
l'anéantissement doivent être le but principal de l'ennemi ?
Assurément cette grande question méritait bien d'être
examinée, et nous eussions été d'indignes ministres
de la nation ou d'ineptes administrateurs, si nous n'avions jugé le
besoin de prévoir tous les cas et l'obligation d’étendre tous
nos soins conservateurs au-delà des murs de Paris. Ceux-là
calomnient le peuple, qui croient que ce peuple aurait condamné à
s'engloutir dans une ruine commune avec lui tous les moyens qui restaient
encore pour servir la France. Le peuple de Paris sait que l'Etat n'existe
pas entièrement dans lui, qu'il peut même exister sans lui;
et sur les bords de l'abîme, en s'y précipitant avec courage,
il aurait encore de ses propres mains sauvé ce qui pouvait être
encore le salut de la France.
Sans doute Paris a bien servi la liberté; c'est pour cela qu’il ne
faut pas permettre que des aveugles ou des pervers l'y étouffent et
l'enchaînent au nom du peuple qu’ils abuseraient; c'est pour cela que
Paris doit se réduire à sa quatre-vingt-troisième portion
d'influence, car une influence plus étendue pourrait exciter des craintes,
et rien ne serait plus nuisible à Paris que les mécontentements
ou la défiance des départements.
C'est parce que Paris a bien servi la liberté qu'il faut lui en assurer
la jouissance par le parfait équilibre et la plus grande union de
toutes les parties de l'empire. C'est pour cela qu'il ne faudrait pas souffrir
qu'aucune députation, quelque nombreuse qu'elle fût,
prétendît acquérir sur la Convention aucune espèce
d'ascendant : car les meilleures lois ne peuvent résulter que d'une
sage et mûre délibération; et celle-ci ne saurait avoir
lieu qu'avec la plus entière indépendance, la plus franche
liberté des opinions.
C'est pour cela qu'il faut à la Convention une force armée
qui n'appartienne ni à Paris, ni à telle autre ville, mais
à toute la république; car la Convention est le corps
représentatif de la république entière, et ne peut
être sans monstruosité, sans inconvénients, sans malheurs
incalculables, assujettie à aucune de ses parties...
Voilà les vérités qu'il faut dire, parce qu'elles
intéressent la sûreté, la paix et la prospérité
de la France. Je ne m'arrêterai pas sur l'inconvenance de chercher,
dans une révélation de ce que le devoir et la confiance faisaient
traiter au conseil, un faux prétexte de calomnier des collègues
: bien moins encore caractériserai-je le soin de fouiller dans mon
domestique pour m'y trouver des torts; il est trop glorieux de voir qu'on
soit réduit à me faire un ridicule de l'union et des vertus
qui y règnent... J'ai des ennemis, je dois en avoir; car je suis
intimement convaincu qu'il ne peut exister un véritable patriotisme
là on il n'y a pas de moralité.
Je suis donc en défiance du civisme de quiconque est accusé
de manquer de moralité, et je dois être craint ou
détesté de tous ceux qui se trouvent dans cette classe. Elle
est toujours nombreuse dans le temps des révolutions, et c'est d'elle
que sortent les excès qui les défigurent.
La terre que les eaux abandonnent demeure quelque temps infectée des
insectes qu'elle laisse à découvert et qui y périssent;
mais les passions et les vices nourris par le despotisme lui survivent, et
paraissent souiller la liberté naissante; mais bientôt sa puissante
chaleur, semblable à celle d'un soleil radieux, purifie, anime et
répand de toutes parts la vie et le bonheur.
Telle est l'espèce de révolution qu'il nous faut encore, c'est
celle des moeurs. J'ose croire que je ne serai pas inutile à
celle-là même; je ne rejette rien de la tâche imposée
au ministre d'un peuple libre, et au sévère républicain.
Signé Roland".
(La lecture de cette lettre est souvent interrompue par des applaudissements)
(...)
Livre des sources médiévales: [xyxy]: text sources from the now defunct Arisitum website. Contact Paul Halsall, halsall@murray.fordham.edu if any text is here improperly.