Livre des sources médiévales:
DE L'UTILITE DE LA SAIGNEE
Voici un extrait d'un ouvrage médical, intitulé "Avis au peuple
sur sa santé" écrit par le médecin suisse Simon-André
TISSOT (1728-1797). Cet extrait concerne la fameuse pratique de la saignée
:
La saignée n’est nécessaire que dans
quatre cas;
- Quand il y a trop de sang.
- Quand il y a inflammation.
- Quand il est survenu, ou qu’il va survenir dans le corps, quelque cause qui
produiroit bientôt l’inflammation, ou quelqu’autre accident, si l’on
ne désemplissoit et relâchoit pas les vaisseaux par la
saignée. C’est pour cela qu’on saigne après les plaies, les
contusions; qu’on saigne une femme grosse, si elle a une toux violente;
qu’on saigne par précaution dans plusieurs autres cas.
- Quelquefois pour appaiser une douleur excessive, qui ne dépend point
cependant de trop de sang, ou d’un sang enflammé, mais qu’on calme
un peu par la saignée, afin d’avoir le tems de détruire la
cause par d’autres remèdes. Mais comme l’on peut faire rentrer ces
dernières raisons dans les premières, on peut établir
que le trop de sang et un sang enflammé sont les deux seules causes
nécessaires de la saignée.
L’on connoît l’inflammation du sang, par les
symptômes qui accompagnent les maladies que cette cause produit. J’en
ai parlé, et j’ai en même-tems déterminé l’usage
de la saignée dans ces cas. J’indiquerai ici les symptômes qui
font connoître qu’on a trop de sang. C’est
- le genre de vie qu’on mene. Si l’on mange beaucoup, si l’on mange des alimens
succulens, et surtout beaucoup de viande, si l’on boit des vins nourrissans,
si en même-tems l’on digère bien, si l’on se donne peu de mouvement,
si l’on dort beaucoup, si l’on est sujet à aucune évacuation
abondante, on doit croire qu’on a beaucoup de sang. L’on voit que toutes
ces causes se trouvent rarement chez le Paysan, si l’on en excepte la diminution
de mouvement pendant quelques semaines de l’hiver, qui peut effectivement
contribuer à former plus de sang qu’à l’ordinaire. Il ne vit
le plus souvent que de pain, de végétaux et d’eau, choses peu
nourrissantes. Une livre de pain ne fait peut-être pas plus de sang
chez la même personne qu’une once de viande, quoique le préjugé
général établisse le contraire.
- La cessation de quelque hémorrhagie à laquelle on étoit
accoutumé.
- Un pouls plein et fort, des veines bien marquées dans un sujet qui
n’est pas maigre et qui n’a pas chaud.
- Un teint assez rouge.
- Un engourdissement extraordinaire; un sommeil plus profond, plus long, moins
tranquille qu’à l’ordinaire; une facilité non accoutumée
à se lasser après quelque mouvement ou quelque travail; un
peu d’oppression en marchant.
- Des palpitations, accompagnées quelquefois d’un abattement total,
et même d’une légere défaillance, surtout quand on est
dans des endroits chauds, ou qu’on a pris beaucoup de mouvement.
- Des vertiges sur tout quand on baille et qu’on releve tout-à-coup
la tête, et après le sommeil.
- Des maux de tête fréquens auxquels on n’est point sujet, et
qui ne paroissent point dépendre du dérangement des digestions.
- Un sentiment de chaleur, assez généralement répandu
par tout le corps.
- Une espece de démangeaison piquante et générale dès
qu’on a un peu chaud.
- Des hémorragies fréquentes et qui soulagent.
Mais il faut bien se garder de décider sur un
seul point de ces symptômes; il faut le concours de plusieurs, et
s’assurer qu’ils ne dépendent point de quelque cause
très-différente, et toute opposée au trop de sang.
Quand par ses symptômes on s’est assuré
que ce trop existe réellement, on fait alors, avec de grand succès,
une saignée, ou même deux. Il est égal dans quelle partie
on le fait.
Quand ces circonstances ne se trouvent pas; la
saignée n’est pas nécessaire. Et l’on ne doit jamais la faire
dans les cas suivans, à moins qu’il n’y ait des raisons
particulières, très-fortes, dont les seuls Médecins
peuvent juger:
- Quand l’âge est très-avancé, ou qu’on est dans la
première enfance.
- Quand la personne est naturellement d’un tempérament foible, ou
qu’elle a été affoiblie par des maladies, ou par quelqu’autre
accident.
- Quand le pouls est petit, mol, foible, intermittent, que la peau est pâle.
- Quand les extrémités du corps sont souvent froides et enflées
avec mollesse.
- Quand on mange peu depuis long-tems, ou des alimens peu succulens, et qu’on
dissipe beaucoup.
- Quand on a depuis longtems l’estomac dérangé, que la digestion
se fait mal, que par-là même il se forme peu de sang.
- Quand on a quelque évacuation considérable, par des
hémorrhagies quelconques, ou la diarrhée, les urines, les sueurs.
Quand les crises d’une maladie sont déjà faites par
quelqu’une de ces voies.
- Quand on est épuisé, quelle qu’en soit la cause.
- Quand on est depuis longtems en langueur et qu’on a des obstructions, ce
qui empêche la formation du sang.
- Quand le sang est pâle et dissout.
Dans tous ces cas et dans quelques autres moins
fréquens, une seule saignée jette souvent dans un état
absolument incurable, et les maux qu’elle fait ne se réparent point.
Il n’est que trop aisé d’en trouver des exemples.
Dans quelqu’état que ce soit, quelque robuste
que soit le sujet, si la saignée n’est pas nécessaire, elle
nuit. Les saignées réitérées, affoiblissent,
énervent, vieillissent, diminuent la force de la circulation, et
par-là engraissent d’abord; ensuite en affoiblissant trop, et en
détruisant enfin les digestions, jettent dans l’hydropisie. Elles
dérangent la transpiration, et par-là rendent catharreux. Elles
affoiblissent le genre nerveux, et par-là rendent sujets aux vapeurs,
à l’hypocondrie, à tous les maux de nerfs.
L’on n’apperçoit point d’abord le mauvais effet
d’une saignée; au contraire, quand elle n’est pas assez considérable
pour affoiblir sensiblement, elle paroît donner du bien-être;
mais, je le répete, il n’en est pas moins vrai que quand elle n’est
pas nécessaire elle est nuisible, et qu’on ne doit jamais se faire
saigner sans une bonne raison. L’on a beau dire que quelques jours après
l’on a plus de sang, c’est-à-dire, l’on est plus pesant
qu’auparavant, et qu’ainsi le sang est bien vîte réparé.
Le fait est vrai; mais ce fait même, cette augmentation de poids
après la saignée, dépose contre elle; c’est une preuve
que les évacuations naturelles se sont moins bien faites, et qu’il
est resté dans le corps des humeurs qui doivent en sortir. L’on a
bien la même quantité de sang et au-delà, mais ce n’est
point un sang aussi bien travaillé; et cela est si vrai que, si la
chose étoit autrement, si quelques jours après la saignée
on avoit une plus grosse quantité de sang semblable, on pourroit
démontrer que quelques saignées jetteroient nécessairement
un homme robuste dans une maladie inflammatoire.
La quantité de sang qu’on doit tirer dans une
saignée de précaution, à un homme fait, est de dix onces.
Les personnes sujettes à faire trop de sang,
doivent éviter avec soin toutes les causes qui peuvent l’augmenter.
Et si elles sentent que le mal commence, elles doivent se mettre a une diete
très-frugale de légumes, de fruits, de pain et d’eau, prendre
quelques bains de pied tiédes, faire usage soir et matin de la poudre
n° 20 (*), boire de la tisane n°1 (**), peu dormir, prendre beaucoup
d’exercice; En prenant ces précautions, ou elles pourront se passer
de la saignée, ou, si elles sont également obligées
de la faire, elles en augmenteront et elles en prolongeront l’effet. Ces
mêmes moyens servent aussi à éloigner tout le danger
qu’il peut y avoir à omettre une saignée à
l’époque ordinaire, quand l’habitude en est déjà
invétérée.
L’on voit en frémissant que quelques personnes
sont saignées dix-huit, vingt, ving-quatre fois dans deux jours;
d’autres quelques centaines de fois dans quelques mois. Ces observations
prouvent à coup sûr toujours l’ignorance du Médecin ou
du Chirurgien; et si le malade en réchappe on doit admirer les ressources
de la Nature, qui ne succombe pas sous tant de coups meurtriers.
Bien des gens pensent, et c’est un préjugé
très-faux, que la première saignée sauve la vie. Il
n’y a pour se convaincre de sa fausseté, qu’à vouloir regarder,
et l’on verra tous les jours le contraire, et plusieurs personnes mourir
après la première saignée qu’on leur fait. Si ce principe
étoit vrai, il seroit impossible que personne mourut de sa première
maladie, ce qui arrive journellement. Il est important de détruire
cette prévention, parce qu’elle a des influences fâcheuses.
La foi qu’on a à cette saignée, fait qu’on veut la garder pour
les grands dangers, et on la differe tant que le malade n’est pas fort mal,
dans l’espérance que si l’on peut s’en passer, on la conservera pour
une autre occasion; Cependant le mal empire, on saigne, mais trop tard, et
j’ai l’exemple de plusieurs malades qu’on a laissé mourir afin de
réserver la première pour un cas plus important.
Notes:
(*) Poudre n° 20 : une once de nître partagée en seize
prises.
(**) Tisane n°1 : prenez une poignée de fleurs de sureau, mettez-les
ensuite dans une écuelle de terre; ajoutez-y deux onces de miel et
une once et demie de bon vinaigre; versez sur le tout deux pintes d’eau
bouillante; remuez un peu le tout avec une cuiller pour faire fondre le miel;
couvrez l’écuelle, et quand la liqueur est froide, passez par une
linge.
Source: "Avis au peuple sur sa santé, ou traité des maladies
les plus fréquentes", par M. TISSOT, médecin, membre des
Sociétés de Londres et de Bâle, etc.; seconde édition,
augmentée sur la dernière de l'Auteur, de la description et
de la cure de plusieurs maladies et principalement de celles qui demandent
de prompts secours. Edité à Paris, aux dépens de P.
Fr. DIDOT le Jeune, quai des Augustins, à Saint-Augustin, "Avec
approbation et privilège du Roi", 1763, pages 542 à 549 (§
636 à 643).
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