Le château appelé Montaigu, place très
forte, sise dans le pays de Laon (1), était échu par le hasard
d'un mariage à Thomas de Marle, un scélérat, ennemi
de Dieu et des hommes (2). Son insupportable rage, pareille à celle
d'un loup cruel, se trouvait accrue par l'audace qu'entretenait en lui
la force d'un château inexpugnable. Dans le pays, de tous côtés,
tout le monde le redoutait et avait horreur de lui; il n'était pas
jusqu'à celui qu'on appelait son père, Enguerrand de Boves,
un homme vénérable et honorable, qui, plus que tout autre,
ne fît les plus grands efforts pour le jeter hors de son château
à cause de sa factieuse tyrannie (3).
Ils se concertèrent, à savoir ledit Enguerrand et Ebles
de Roucy (4), avec tous ceux qu'ils purent gagner à leur cause,
pour bloquer le château de Thomas et lui dedans, pour l'envelopper
d'une ceinture de pieux et de fascines, le forcer à la capitulation
en l'exposant au danger de mourir de faim avec le temps, bouleverser, si
c'était possible, le château et le condamner, lui Thomas,
à la prison perpétuelle. A cette vue, profitant de ce que,
quoique les bastilles (5) fussent déjà solidement faites,
le cercle des retranchements n'était pas encore clos de l'une à
l'autre, le coquin sortit de nuit furtivement, alla en hâte trouver
le jeune et renommé prince, corrompit son entourage par des présents
et des promesses et, très vite obtint son aide sous la forme d'un
renfort de chevaliers.
A l'âge qu'il avait, avec son tempérament, le prince était
facile à fléchir; il assemble un ost de sept cents chevaliers
et s'empresse de se rendre dans ces parages.
Comme il approchait du château de Montaigu, les barons, qui s'étaient
postés tout autour de la place, lui dépêchèrent
des messagers pour le supplier, comme leur seigneur désigné,
de ne pas leur infliger l'affront de leur faire lever le siège;
ils lui demandaient de ne pas perdre, pour soutenir un scélérat,
le service de tant de gens, déclarant, non sans vérité,
que, si ce coquin demeurait en sûreté, ce serait un malheur
plus désastreux pour lui que pour eux-mêmes. Cependant, ni
caresses ni menaces ne parvenaient à le détourner de son
dessein. Dans la crainte de porter les armes contre leur seigneur désigné,
mais aussi avec le ferme propos de recommencer la guerre et le siège
après son départ, ils se retirèrent et le laissèrent
à contrecoeur faire ce qu'il voulait.
Quant à lui, il fit, de sa puissante main, défoncer et
briser toutes les bastilles, délivra Montaigu et, au mépris
de tous les discours, l'approvisionna largement en armes et en victuailles.
Aussi les barons, qui s'étaient retirés par amour et par
respect pour lui, fâchés de ce qu'il ne les avait ménagés
en rien, jurèrent avec des menaces qu'à l'avenir ils ne lui
témoigneraient plus de déférence. Le voyant s'en aller,
ils levèrent leur camp, arrangèrent leurs batailles et se
mirent à le suivre comme pour engager la lutte avec lui.
Il n'y avait qu'un obstacle à une mêlée : entre
les batailles des deux partis un ruisseau torrentueux, et dont le passage
exigeait du temps, ne permettait pas la rencontre. Les trompettes demeurèrent
là ainsi, les javelots menaçant les javelots (6), deux jours
durant; des deux côtés on se regardait quand, tout à
coup, arriva près des Français un certain jongleur, preux
chevalier, venu de l'autre parti; il annonça, de telle façon
qu'on ne pouvait en douter, que les autres, dès qu'ils auraient
trouvé un moyen d'accès, engageraient le combat et vengeraient
à coups de haches et d'épées le tort subi pour la
défense de leur liberté; quant à lui-même ils
l'avaient congédié, l'expédiant à son naturel
seigneur, afin de combattre pour sa cause et en sa compagnie. Le bruit
se répand parmi les tentes du camp. Les chevaliers, pleins d'audace,
éprouvent des transports de joie. Ils revêtent des armures
et des heaumes d'une éblouissante beauté; ils s'encouragent
avec ardeur et se disposent à franchir promptement le torrent s'ils
peuvent trouver un bon endroit pour passer, considérant l'offensive
contre l'ennemi comme plus digne d'eux que la défensive.
A cette vue, les très nobles personnages Enguerrand de Boves,
Ebles de Roucy, le comte André de Ramerupt (7), Hugues le Blanc
de La Ferté (8), Robert de Cappy (9), d'autres encore, gens sages
et capables de discernement, admirant l'audace de leur seigneur désigné,
choisirent après réflexion le parti de la déférence
: venus vers le prince dans un esprit de paix, ils embrassèrent
sa jeunesse, et, lui tendant les mains avec amitié, s'engagèrent
â non service, eux et les leurs. Peu après, pour que ce fût
à la volonté divine qu'on attribuât la ruine des impies,
Thomas de Marle perdit par l'annulation de son union et son château
et son mariage, que souillait une incestueuse consanguinité (10).
Notes
1) Aisne, arrondissement de Laon, canton de Sissonne.
2) Marle, Aisne, arrondissement de Laon, chef-lieu de canton. C'est
du chef de sa mère, Ada de Roucy, que Thomas possédait cette
terre, dont il porta le nom jusqu'à ce qu'il devînt sire de
Coucy. Guibert de Nogent (Histoire de sa vie, édition G.
Bourgin, page 160) l'appelle « le plus grand coquin qu'ait connu
notre époque » (virum omnium quos novimus hac etate nequissimum).
Cependant il n'avait pas mal commencé et s'était comporté
avec une grande bravoure en Terre-Sainte, notamment aux sièges de
Nicée et de Jérusalem.
3) Enguerrand de Boves (Somme, arrondissement d'Amiens, canton de Sains),
comte d'Amiens, avait obtenu la terre de Coucy en 1086 en qualité
de petit-fils d'Aubry de Coucy. Les réserves ici faites concernant
sa paternité - Guibert de Nogent emploie les mêmes termes
que Suger - s'expliquent par les dérèglements de sa première
femme, Ada, qu'il finit par répudier comme adultère. Il ne
fut d'ailleurs pas plus heureux dans la suite, mais Guibert de Nogent,
qui raconte ses mésaventures de mari, nuance de quelques ombres
le portrait flatteur esquissé par Suger (Histoire de sa vie,
édition G. Bourgin, pages 133 à 134). Enguerrand haïssait
Thomas et voulait le déshériter.
4) Ebles de Roucy était le grand-oncle maternel de Thomas de
Marle.
5) Sortes de fortins de charpente dressés aux points où
l'on avait à craindre une sortie des assiégés.
6) Lucain, Pharsale, I, 7.
7) Ramerupt, Aube, arrondissement d'Arcis-sur-Aube, chef-lieu de canton.
André, comte de Ramerupt et d'Arcis-sur-Aube, était le frère
d'Ebles de Roucy. Voir H. d'Arbois de Jubainville, Les premiers seigneurs
de Ramerupt, dans Bibliothèque de l'École des chartes,
1860-1861, page 443 et suivantes.
8) La Ferté-Milon, Aisne, arrondissement de Château-Thierry,
canton de Neuilly-Saint-Front.
9) Cappy, Somme, arrondissement de Péronne, canton de Bray-sur-Somme.
Ce Robert était frère d'Enguerrand de Boves.
10) Il avait pour femme sa cousine Ermengarde, fille de Roger de Montaigu
(Melleville, Dictionnairc de l'Aisne, tome II, page 39).