Or donc le comte Gui de Rochefort, dont il a été
            parlé plus haut, voyant, par la machination de ses rivaux attaqué
            pour consanguinité, puis rompu, en présence du seigneur pape
            (1), le mariage qui avait été contracté entre le seigneur
            désigné et sa fille, en conçut un vif ressentiment.
  « Il entretint cette mince étincelle pour en faire des
    feux mouvants (2) ». 
            Le seigneur désigné n'en montrait pas pour cela moins
    de bienveillance à son égard, quand, tout à coup,
    les Garlande, se mêlant à l'affaire, brisèrent les
    liens de l'amitié, défirent l'alliance, grossirent les rancunes.
    Là-dessus le seigneur désigné eut par hasard une occasion
    de guerroyer (3): Hugues de Pomponne, vaillant chevalier, châtelain
    de Gournay, château situé sur les bords de la Marne, s'était
    saisi à l'improviste sur une route royale de chevaux appartenant
    à des marchands et les avait amenés à Gournay (4).
    Cette outrageante présomption mit Louis comme hors de lui. Il assemble
    un ost, met le siège devant le château, brusquement, afin
    de priver les assiégés de provisions de bouche, et, très
    vite, il ferme le cercle d'investissement (5). 
  Au château se rattache une île agréable par le charme
    de ses pâturages, riche en chevaux et en bestiaux; assez large, mais
    plus développée en longueur, elle est de la plus grande utilité
    pour la garnison, attendu qu'elle offre aux promeneurs la clarté
    et la gaieté de ses eaux courantes, clarté encore égayée
    pour les yeux par la beauté de ses gazons, tantôt verts, tantôt
    fleuris; de plus, le fleuve qui en fait le tour en garantit la sécurité.
    Monseigneur Louis prépare donc une flottille, se hâte d'attaquer
    cette île. Il fait déshabiller complètement certains
    chevaliers et une foule de gens de pied, afin qu'ils soient plus à
    leur aise pour s'engager dans le fleuve et aussi, dans le cas d'un échec,
    afin qu'ils puissent revenir plus vite en arrière. Lui-même,
    entrant audacieusement dans le courant, il commande qu'on occupe l'île.
    Les uns s'avancent à la nage, les autres, tant bien que mal à
    cheval, malgré le péril résultant de la profondeur
    des eaux. Les assiégés résistent avec énergie;
    du haut des escarpements de la rive, ils repoussent durement à coups
    de pierres, de lances et de pieux les assaillants placés à
    un niveau inférieur, au milieu des flots et sur la flottille. Cependant
    ceux-ci, rejetés, reprennent passionnément courage; ils repoussent
    avec ardeur ceux qui les repoussent, obligent à l'inactivité
    les arbalétriers et les archers. C'est avec les mains selon ce qu'ils
    peuvent atteindre, qu'ils se battent. Ceux de la flottille, revêtus
    de leurs armures et coiffés de leurs heaumes, engagent l'action
    avec une audace extrême, à la façon de pirates, repoussent
    ceux qui les repoussent et, comme il arrive d'ordinaire à la vaillance
    qui ne saurait supporter le déshonneur, ils occupent l'île
    par la force des armes et en obligent les défenseurs à se
    replier dans le château. 
  Monseigneur Louis les y tint quelque temps étroitement assiégés,
    mais il ne se trouvait pas en mesure de les contraindre à se rendre.
    Impatient de ce retard, il se laisse un beau jour entraîner par son
    ardeur et assemble un ost. Le château était très bien
    fortifié, grâce à un retranchement resserré
    et raide; à la partie supérieure un mur, à la partie
    inférieure la profondeur d'un ruisseau torrentueux le rendaient
    presque inexpugnable. Monseigneur Louis l'attaque; il traverse le ruisseau,
    gravit le fossé jusqu'à la braie (6), se dirige vers le mur,
    commande le combat tout en combattant lui-même, soutient contre l'ennemi
    une lutte aussi pénible qu'ingrate. De l'autre côté,
    les défenseurs, préférant l'audace à la vie,
    ne songent qu'à se défendre avec promptitude et sans ménager
    leur seigneur; ils agitent leurs armes, rejettent l'ennemi, reprennent
    possession de la partie supérieure du retranchement et même,
    en précipitant les assaillants dans le torrent, de la partie inférieure
    (7). Ainsi les uns en rapportèrent-ils de la gloire, tandis que
    les autres subirent, certes malgré tous leurs efforts, un insuccès. 
  Sans désemparer, on apprête pour ruiner le château
    les engins de guerre; une haute machine, dominant de ses trois étages
    les combattants, se dresse, destinée, en surplombant le château,
    à empêcher les archers et arbalétriers de la première
    ligne de circuler ou de se montrer à l'intérieur. Par suite,
    les assiégés, incessamment pressés jour et nuit par
    ces engins, ne pouvaient plus se tenir sur leurs remparts; ils cherchaient
    à se mettre prudemment à l'abri dans des trous pratiqués
    sous terre et, en faisant insidieusement tirer leurs archers, ils anticipaient
    sur le péril de mort couru par ceux qui les dominaient au premier
    crénelage de l'engin (8). A cette machine, qui s'élevait
    en l'air, se rattachait un pont de bois qui, s'allongeant assez en hauteur,
    devait, en s'abaissant quelque peu sur le mur, ménager une entrée
    facile aux combattants qui descendraient par là. Mais, en face,
    des hommes habiles à cette manoeuvre apportaient des appuis de bois
    qu'ils disposaient en saillie, séparés les uns des autres,
    afin que, le pont et ceux qui s'y engageraient s'affaissant ensemble sur
    des fosses souterraines, armées de pieux pointus et traîtreusement
    couvertes de paille pour échapper aux regards, les assaillants fussent
    en péril et punis de mort. 
  Entre-temps, Gui de Rochefort, en adroit et vaillant homme qu'il était,
    importunait ses parents et amis, sollicitait de ses supplications les seigneurs,
    s'empressait de procurer de l'assistance aux assiégés. Il
    négociait donc avec le comte palatin Thibaut (9), jeune homme d'une
    haute distinction, rompu à toute la discipline de chevalerie, pour
    que celui-ci portât, à jour fixé, des secours aux assiégés
    qui manquaient de vivres, et aussi pour qu'il délivrât en
    forces le château après en avoir fait lever le siège.
    En même temps il s'appliquait personnellement, par des rapines et
    des incendies, à éloigner les assiégeants. 
  Or donc, un jour ayant été fixé où le comte
    Thibaut devait amener des renforts et faire lever le siège à
    main armée, le seigneur désigné rassembla tout ce
    qu'il avait pu trouver en fait d'ost, non de loin, mais seulement de près.
    Se souvenant de sa précellence royale, plein de vaillance, il quitta
    ses tentes et leurs défenseurs et se présenta tout joyeux.
    Après avoir envoyé en avant un éclaireur chargé
    de lui rapporter la nouvelle de la venue des ennemis ou leur intention
    de combattre, lui-même il mande ses barons, met en ordre les batailles
    de chevaliers et de gens de pied, dispose à l'écart, à
    la place qui leur revient, les archers et sergents à lances (10).
    Dès que les adversaires s'aperçoivent, les trompettes retentissent,
    l'ardeur des cavaliers et des chevaux s'enflamme, très vite l'action
    s'engage. Mais les Français, exercés par une pratique ininterrompue
    des armes, s'attaquant à des gens de la Brie amollis par une longue
    paix, les taillent en pièces, les culbutent têtes baissées
    à coups de lances et d'épées et ne songent qu'à
    la victoire. Aussi bien chevaliers que gens de pied, ils ne s'arrêtèrent
    de combattre avec vigueur que lorsque les autres, tournant le dos, eurent
    demandé leur salut à une fuite rapide. Quant au comte, il
    aima mieux être trouvé le premier que le dernier à
    fuir; de crainte de se faire prendre, il laissa là son ost et reprit
    la direction de chez lui. 
  En cette affaire il y eut des morts et beaucoup de blessés, plus
    encore de prisonniers, et ainsi le retentissement de cette victoire se
    trouva très grand par tout le pays. Maître d'une si éclatante
    et si avantageuse victoire, monseigneur Louis regagna ses tentes, jeta
    hors du château la garnison, déçue par une vaine espérance,
    et, gardant le château pour lui, le commit à la garde des
    Garlande (11). 
  De même que la paresse, compagne du désoeuvrement, en ôtant
    aux hommes nobles leur noblesse, aux hommes pleins de gloire leur gloire,
    les rabaisse, de même la force du coeur, stimulée par l'exercice
    du corps, élève très haut les hommes nobles en ajoutant
    à leur noblesse, les hommes pleins de gloire en ajoutant à
    leur gloire et, en retour, offre de toutes parts aux héros l'occasion
    de brillants exploits que leur vaillance puisse goûter avec plaisir. 
  Il comparut par-devant monseigneur Louis des gens qui le supplièrent
    et conjurèrent, en se mettant largement et non sans frais à
    son service, de se transporter dans le Berry, dans la région qui
    est limitrophe du Limousin, c'est-à-savoir vers le château
    de Sainte-Sévère (12), château très noble et
    fameux par la chevalerie qui s'y perpétuait héréditairement.
    Les gens de pied y abondaient. Il fallait que le seigneur, un noble personnage,
    Humbaud, fût mis en demeure de pratiquer la justice ou bien, juste
    châtiment de ses injustices, qu'il perdît son château
    conformément à la loi salique (13). 
  Cédant à ces prières, monseigneur Louis s'engagea
    sur ce territoire, non pas avec un ost entier, mais à la tête
    d'une troupe de chevaliers de sa maison (14). Il se hâtait vers le
    château quand le susdit châtelain, accompagné d'une
    chevalerie nombreuse (il était en effet naturellement généreux,
    fort libéral et prévoyant), accourut à sa rencontre.
    Se plaçant derrière un ruisseau garni de fortes barres et
    de pieux - il n'y avait pas d'autre chemin - le voici qui tient tête
    aux Français (15). Comme les deux partis restaient arrêtés
    de part et d'autre du ruisseau, monseigneur Louis, indigné à
    la vue de l'un des ennemis qui, plus audacieusement que les autres, avait
    franchi la barrière, donne de l'éperon à son cheval
    et, en homme de coeur qu'il était plus que les autres, saute sur
    son adversaire, le frappe de sa lance, le renverse à terre d'un
    seul coup avec un autre en plus derrière lui et, geste peu séant
    à un roi, il leur fait prendre dans le ruisseau un grand bain, jusqu'au
    heaume; ensuite, il presse sans délai ses succès, entre par
    l'étroite ouverture qui avait servi à son adversaire pour
    sortir et ne s'arrête pas d'en venir aux prises comme un vaillant
    champion avec les ennemis et de les faire reculer. A cette vue les Français,
    animés d'une merveilleuse ardeur, rompent les barrières,
    traversent le ruisseau et, poursuivant les ennemis dont ils font un grand
    massacre, les repoussent par la force jusqu'au château. 
  Bien vite le bruit se répandit, frappant de terreur la garnison
    et tout le voisinage, que monseigneur Louis et les siens, en chevaliers
    de grand coeur qu'ils étaient, dédaignaient de se retirer
    avant d'avoir mis sens dessus dessous tout le château et accroché
    au gibet les plus nobles de ses occupants ou de leur avoir crevé
    les yeux. Aussi, après réflexion, des négociations
    s'engagèrent-elles, afin que le maître de la place se rendît
    sans différer à la majesté royale et soumît
    à l'autorité du roi son château et sa terre. Monseigneur
    Louis, s'en retournant, prit pour butin le maître du château
    et, après ce triomphe rapidement remporté, laissant son prisonnier
    à Étampes, revint heureusement à Paris (16). 
  Notes: 
  1) Au concile de Troyes, le 23 mai 1107, parce que, disait-on, Gui avait
    usé de fraude et de ruse, parce que cette union seyait trop peu
    à la dignité royale, enfin parce qu'elle déplaisait
    aux grands du royaume. Voir Chronique de Clarius dans Duru, Bibliothèque
    historique de l'Yonne, tome II, page 516. - Louis VI épousa en 1115,
    avant le 3 août, Adélaïde de Maurienne, fille du comte
    Humbert II (Achille Luchaire, Louis VI le Gros, Annales de sa vie et
      de son règne, Paris, 1890, in-8°, n° 192). 
  2) Lucain, Pharsale, V, 525. 
  3) Très probablement au cours de l'été de 1107. 
  4) Gournay-sur-Marne, Seine-et-Oise, canton du Raincy; Pomponne, Seine-et-Marne,
    canton de Lagny. - Hugues de Pomponne n'est autre que le fils de Gui de
    Rochefort, Hugues de Crécy (Achille Luchaire, Louis VI le Gros,
      Annales de sa vie et de son règne, Paris, 1890, in-8°, n°
    51). D'après Guillaume de Nangis, il pillait les bateaux descendant
    la Marne vers Paris et faisait transporter ses prises à Gournay
    (Chronique, édition Géraud, page 5). Gui de Rochefort
    avait fondé un prieuré à Gournay. 
  5) Cf. le récit d'Orderic Vital, Histoire ecclésiastique,
    éditions Le Prévost, et L. Delisle, tome IV, page 289. 
  6) Il y a dans les Grandes Chroniques (éditions J. Viard,
    page 131) : « ou il ot de l'iaue juques au braier ». Pourtant
    il ne peut s'agir ici du vêtement dit « braie ». La correspondance
    est manifeste entre « ad balteum » et « ad glandem »;
    elle marque deux phases d'un même élan. V. Mortet (Recueil
      de textes relatifs à l'histoire de l'architecture... en France,
    1911, page 335, note 5) définit la braie : « un ouvrage de
    défense élevé en avant d'un front de fortification
    et laissant entre le pied des murailles et le fossé une circulation
    plus ou moins large ». La braie était moins haute et moins
    forte que la « chemise », qu'elle couvrait en quelque sorte;
    celle de Gournay devait consister en une simple palissade. 
  7) Les Grandes Chroniques traduisent : « Si qu'ils delivrèrent
    et rendirent a leur bataille tout le ru dont ils estoient enclos ».
    Le compilateur du manuscrit F (de la vie de Louis VI le Gros) a complètement
    transformé ce passage : « Ils rejettent l'ennemi, en précipitant
    à tout instant dans le fond du torrent ceux qui se trouvaient au
    haut du mur » (hostem reiciunt, superiores sepius ad ima torrentis
    precipitando). 
  8) Il s'agit d'un beffroi roulant, en charpente, posé probablement
    sur un plan légèrement incliné. 
  9) Thibaut IV, comte de Blois et de Chartres, qui devait succéder
    à son oncle Hugues comme comte de Champagne en 1125 sous le nom
    de Thibaut II. Le qualificatif de comte palatin était un titre honorifique
    porté par les comtes de Flandre, de Blois-Champagne et de Toulouse,
    dernier vestige des fonctions exercées jadis à la cour mérovingienne
    par le comte du palais. Les comtes palatins étaient en même
    temps « pairs de France ». Voir P. Viollet, Histoire des
      institutions politiques et administratives de la France, tome II, page
    105. 
  10) Orderic Vital (Histoire ecclésiastique, éditions
    Le Prévost, et L. Delisle, tome IV, page 280) nous apprend que le
    combat se livra sur les bords du ruisseau de Torcy, à l'ouest de
    Lagny et à l'est de Gournay. 
  11) Gui de Rochefort mourut l'année suivante. 
  12) Indre, arrondissement de La Châtre, chef-lieu de canton. 
  13) La loi salique n'est invoquée ici qu'à titre de tradition
    très ancienne. - Humbaud semble n'être autre que l'évêque
    Humbaud, élu à Limoges en 1087 par une faction populaire
    et qui, en 1095, dans un concile tenu à Limoges même, fut
    déposé par le pape Urbain II, dont il avait falsifié
    des lettres. Chassé définitivement en 1098, il s'était
    retiré à Sainte-Sévère; il y vécut longtemps
    (E. Chénon, Histoire de Sainte-Sévère en Berry,
    1888, pages 27 à 28). 
  14) Contre l'opinion d'E. Chénon, A. Luchaire assigne avec vraisemblance
    à cette expédition la date de juin ou juillet 1108 (Louis
      VI le Gros, Annales de sa vie et de son règne, Paris, 1890,
    in-8°, n° 55). Par « chevaliers de sa maison », il
    faut entendre de jeunes « bacheliers » célibataires,
    entretenus par le roi lui-même à ses côtés et
    à ses frais. Voir A. Guilhiermoz, Essai sur les origines de la
      noblesse en France, 1902, page 250. 
  15) Il n'est pas sûr que ce ruisseau soit l'Indre, car on n'a
    pas nécessairement à la traverser pour aller de Bourges à
    Sainte-Sévère. Si Louis VI venait par La Châtre, dont
    le seigneur, Raoul de Déols, l'accompagnait, il ne rencontrait que
    de petits affluents de l'Indre (E. Chénon, Histoire de Sainte-Sévère
      en Berry, 1888, page 29). 
  16) Humbaud était de retour à Sainte-Sévère
    au moins en 1113 (E. Chénon, Histoire de Sainte-Sévère
      en Berry, 1888, page 30).